Le cinéma inuit à l’ONF | Perspective du conservateur
Le lancement cette semaine sur ONF.ca du documentaire Le tambour d’Evan (2021) du cinéaste inuit Ossie Michelin est l’occasion de faire un tour d’horizon du cinéma inuit à l’ONF.
Mais avant de parler des tout premiers films tournés dans les années 1970, il est important de s’attarder quelque peu sur les trois décennies précédentes afin de mieux comprendre le contexte dans lequel ces premiers films ont été réalisés.
Mythes et stéréotypes
Le Grand Nord, ses espaces et ses habitants n’ont cessé, depuis l’arrivée des Européens en Amérique du Nord au XVIe siècle, d’exercer une fascination sur l’homme blanc. Que ce soit à travers les récits des explorateurs britanniques Martin Frobisher et Sir John Franklin ou ceux des Scandinaves Vilhjalmur Stefansson et Knud Rasmussen, les images de Nanook of the North (1922), le célèbre documentaire de Robert Flaherty, et celles de toute la tradition documentaire qui a suivi, la littérature, l’imagerie populaire, le cinéma hollywoodien et la photographie, l’Arctique a toujours été dépeint comme un territoire fabuleux, exotique, immaculé. En somme, un pays de rêve, dans lequel l’homme blanc a projeté ses propres fantasmes de pureté exotique.
Toute cette culture occidentale a contribué à forger une vision mythique de ces grands espaces désertiques et une image stéréotypée de ses habitants. L’Esquimau, comme on avait coutume de le nommer autrefois, est vite devenu, dans l’imaginaire collectif des Blancs, un personnage primitif, doué d’une capacité d’adaptation phénoménale, capable de vivre heureux dans un environnement hostile et dans les conditions les plus extrêmes.
Le peuple inuit avant le cinéma inuit
Dans les années 1940 et 1950, l’ONF envoie des équipes de tournage dans les Territoires du Nord-Ouest et à l’île de Baffin afin de capter des images du peuple inuit. Les films qui en résultent veulent rendre compte de leur art, de leur artisanat et de leur mode de vie, mais les présentent comme des curiosités exotiques ! Travailleurs infatigables, chasseurs et pêcheurs expérimentés, les Inuit, dans le regard des cinéastes non inuits, vivent en parfaite harmonie avec la nature. Ils possèdent des outils simples mais efficaces, et vivent au rythme de leurs croyances et de leurs traditions, tout en s’adaptant aisément aux changements apportés par l’homme blanc !
L’artisanat esquimau, Laura Boulton, offert par l’Office national du film du Canada
Dans les années 1960, les cinéastes de l’ONF s’intéressent beaucoup aux rapports entre la culture des Blancs et celle des Inuit, mais toujours dans une perspective où les Inuit ont avantage à tirer profit de la culture, de la religion et du mode de vie des Occidentaux. Ces films laissent entrevoir un désir d’assimilation de la culture inuite.
Les premiers films
En 1971, le gouvernement canadien fait l’annonce de sa politique du multiculturalisme, qui reconnaît la pluralité ethnique du Canada, confirme le statut des deux langues officielles du pays, l’anglais et le français, et reconnaît les droits des peuples autochtones. À la suite de cette annonce, l’ONF met sur pied, en collaboration avec le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien et le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, une série d’ateliers de formation et de production de films documentaires et d’animation destinés aux Inuit.
Sikusilarmiut
En octobre 1972, le Studio d’animation du Programme anglais lance à Cape Dorset, haut lieu culturel et événementiel de l’Arctique canadien, l’Atelier du film de l’Arctique (Arctic Film Workshop), dans lequel des séances de formation en animation, auxquelles participeront une dizaine de jeunes Inuit, ont lieu. Très rapidement, ces nouveaux animateurs entament la production de leurs films. L’atelier prend le nom de Sikusilarmiut, qui signifie en français « le peuple qui vient de l’endroit où la glace rencontre la mer[1] ». Des dizaines de films utilisant plusieurs techniques d’animation, comme le papier découpé, le collage de photos, la pixilation, le dessin traditionnel ou le sable sur verre, y sont produits. Le tournage des films se fait sur place. Le matériel est envoyé à l’ONF à Montréal pour y être développé, puis est ensuite retourné à Cape Dorset. Le montage, le bruitage et les bandes sonores sont entièrement réalisés à l’atelier par les cinéastes. Les commentaires sont en inuktitut et en anglais. Cet atelier est l’occasion de découvrir le talent d’animateurs inuits, comme Timmun Alariaq, Pitaloosie, Sorosilutoo, Mathew Joanasie ou Solomonie Joe Pootoogook. Ces artistes sont les pionniers du cinéma d’animation inuit. Le film Animation From Cape Dorset (1973), offert en anglais seulement, propose une compilation de quelques-uns de ces films.
Animation from Cape Dorset, , provided by the National Film Board of Canada
L’Atelier de Frobisher Bay
Le documentaire n’est pas en reste. Un an plus tard, le Programme anglais, toujours avec le soutien du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, met sur pied l’Atelier de Frobisher Bay (Frobisher Bay Workshop). Il est difficile d’établir avec certitude combien de cinéastes inuits ont été formés lors de cet atelier et combien de films y ont été réalisés. Mais une chose est certaine, trois films, tournés en super 8 mm par le cinéaste Mosha Michael, nous sont parvenus : Natsik Hunting (1975), Whale Hunting (Qilaluganiatut) (1977) et Asivaqtiin (Les chasseurs) (1977), le seul des trois avec des sous-titres en français. Tournés, montés, narrés et réalisés par le cinéaste lui-même, ces trois films sont d’une valeur patrimoniale inestimable, car ils constituent les tout premiers films documentaires réalisés par un Inuk et font, par le fait même, de Mosha Michael le premier documentariste inuit au Canada.
Asivaqtiin (Les chasseurs), Mosha Michael, offert par l’Office national du film du Canada
Le grand silence
Ces initiatives n’auront malheureusement pas de suite. Le cinéma inuit, qui en est encore à ses premiers pas, est étonnamment réduit au silence. Dans les années 1980 et 1990, ce sont les cinéastes non inuits des Programmes anglais et français qui prendront la parole au nom du peuple inuit. Bien que les films issus de cette période prennent leur défense, en soutenant la protection de leur territoire (Debout sur leur terre, 1983), en faisant valoir leurs droits (L’art de tourner en rond, 1987), en mettant de l’avant la richesse de leur culture (Lypa, 1988), en témoignant de leur histoire (Les derniers jours d’Okak, 1985 ; Broken Promises – The High Arctic Relocation, 1995) et en exposant les dangers et les défis auxquels ils font face (Between Two Worlds, 1990), aucun ne compte à son générique de cinéastes inuits.
La création du Nunavut
La création, le 1er avril 1999, du nouveau territoire du Nunavut coïncide avec une réapparition du cinéma inuit. Le documentaire du cinéaste Martin Kreelak Amarok’s Song: Journey to Nunavut (1998) fait référence à cet événement historique. Kreelak y raconte l’histoire de sa famille, une des dernières familles nomadiques du Canada, et de son retour au Nunavut. Le Programme français participe également à la relance en proposant deux documentaires de jeunes cinéastes : Bobby Kenuajuak et Elisapie Isaac. Le premier trace un portrait de son village, Puvirnituq, et de ses habitants dans Mon village au Nunavik (1999), tandis que la deuxième s’interroge sur les rapports entre modernité et tradition et sur la survivance de la culture inuite dans Si le temps le permet (2003). Inuuvunga – Je suis Inuk. Je suis vivant (2004) propose également le regard de jeunes cinéastes inuits, celui de huit adolescents sur la vie contemporaine dans le Nord canadien.
Si le temps le permet , Elisapie Isaac, offert par l’Office national du film du Canada
Mais c’est sans nul doute le film Atanarjuat : la légende de l’homme rapide (2000) de Zacharias Kunuk qui marque le plus le retour d’un véritable cinéma inuit. Ce film de fiction, en inuktitut, d’une beauté et d’une poésie remarquables, écrit, tourné, produit et joué par des Inuit, offre un véritable point de vue de l’intérieur sur leur culture. Le film a été récompensé de la Caméra d’or au Festival de Cannes en 2001.
Les années 2010
La production de films inuits se poursuit dans la décennie suivante. Les studios d’Edmonton et de Winnipeg du Programme anglais lancent deux séries de courts films documentaires, Chroniques de notre terre natale (2011) et Chroniques de notre terre natale Vol. 2 (2013), et une série de courts métrages d’animation, Labo d’animation du Nunavut (2010). Les deux longs métrages documentaires Qimmit : un choc, deux vérités (2010) d’Ole Gjerstad et Joelie Sanguya, sur le massacre des chiens de traîneaux (un mode de transport cher aux Inuit) par la GRC dans les années 1960, et Inuk en colère (2016) de la cinéaste Alethea Arnaquq-Baril, film excellent sur l’importance de la pratique ancestrale de la chasse au phoque pour les Inuit, confirment cette tendance. Le cinéma d’animation revient en force avec Shaman (2017) d’Echo Henoche et le très beau Trois mille (2017) d’Asinnajaq, qui allie images d’archives et animation pour nous raconter 3000 ans d’histoire inuite.
Trois mille, Asinnajaq, offert par l’Office national du film du Canada
L’avenir semble prometteur pour le cinéma inuit à l’ONF. À l’aube d’une nouvelle décennie, quatre films sont déjà achevés : Mieux vaut prévenir (2021) de Carol Kunnuk, Le tambour d’Evan (2021) d’Ossie Michelin, La nuit du Nalujuk (2021) de Jennie Williams et Chanson de l’Arctique (2021) de Germaine Arnattaujuq, Neil Christopher et Louise Flaherty.
Je vous invite à découvrir ici notre sélection de films inuits.
[1] Traduction libre de l’anglais « the People from the place where the ice meets the sea », un extrait tiré de la narration du film Sikusilarmiut (1975) de Peter Raymont, ONF.