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L’œuvre documentaire de Gilles Carle (1958-1965) | Perspective du conservateur

L’œuvre documentaire de Gilles Carle (1958-1965) | Perspective du conservateur

L’œuvre documentaire de Gilles Carle (1958-1965) | Perspective du conservateur

Né à Maniwaki le 31 juillet 1928, le cinéaste Gilles Carle aurait eu 95 ans en 2023. En une trentaine d’années, il a écrit et réalisé 15 longs métrages de fiction. Ses films ont connu un très grand succès auprès du public et de la critique, recevant plusieurs prix ici et à l’étranger.

Trois de ses longs métrages ont été sélectionnés en compétition officielle au Festival de Cannes[1] et trois autres, à la Quinzaine des cinéastes[2], une sélection parallèle au prestigieux festival. Cette reconnaissance a grandement contribué à faire connaître notre cinéma sur la scène internationale et à faire de Gilles Carle un des cinéastes les plus vus à Cannes. Ses films de fiction sont au fondement même de notre cinématographie nationale et font de lui un réalisateur majeur et incontournable.

Mais Gilles Carle est également l’auteur d’une œuvre documentaire tout aussi remarquable[3], moins connue et dont on parle malheureusement trop peu. Ce billet voudrait corriger cet oubli.

Faire du Picasso, du Dali, du Matisse ou du cinéma ?

Parti à l’âge de 16 ans de Rouyn-Noranda, en Abitibi, une ville où ses parents ont dû s’installer après avoir quitté Maniwaki, faute de travail, alors qu’il n’avait que deux ans, Carle arrive à Montréal. Il est inscrit au cours de dessin commercial à l’École des beaux-arts. Rapidement, il montre aux autres élèves et au personnel enseignant ses dessins, qui représentent les paysages bucoliques de son Abitibi natale. Les paysages ne sont pas bien vus aux Beaux-Arts, lui fait-on remarquer. Mais que faire ? Qu’est-ce qui est à la mode ? demande-t-il. Aujourd’hui, c’est Picasso, Dali, Matisse, lui répond-on. Mais qui sont ces peintres ? s’interroge-t-il.

Les talents du jeune Carle ne se limitent toutefois pas qu’au dessin et à la peinture. Il écrit aussi des nouvelles et des romans qui sont, en fait, il le découvrira plus tard, des scénarios. Lors de son passage aux Beaux-Arts, il se lie d’amitié avec le peintre Roland Truchon, un professeur, avec qui il tourne un court film expérimental, Police (1947), qui lui donne envie de faire du cinéma. Après avoir fait des études en arts graphiques et en lettres, été critique littéraire, de cinéma et de télévision et homme d’affaires à Québec, participé à la création de la maison d’édition l’Hexagone, puis travaillé comme graphiste à Radio-Canada, il entre à l’ONF comme scénariste. Il travaille sur quatre courts métrages, dont un scénario de fiction, son tout premier, Tout l’or du monde (1958), une histoire inspirée de ses années de jeunesse en Abitibi, avant de passer à la réalisation.

Tout l’or du monde, Raymond Le Boursier, offert par l’Office national du film du Canada

L’équipe française

À l’époque de l’arrivée de Carle, à la fin des années 1950, les francophones de l’ONF n’ont pas leur pleine indépendance. La production française dépend de la production anglaise. Elle ne contrôle pas son budget, n’a pas de responsable officiel, et les cinéastes francophones sont tenus de rédiger leurs projets en anglais afin d’obtenir l’approbation de la direction anglophone. L’équipe française, comme on la surnomme, est répartie en deux studios, le F et le G, respectivement dirigés par les producteurs Fernand Dansereau et Jacques Bobet. Malgré son statut précaire, l’équipe française connaît une effervescence créatrice sans précédent, qui atteint son point culminant en 1964, au moment où la production française obtient sa pleine autonomie. Durant cette période, les cinéastes les plus influents de l’équipe travaillent à inventer une nouvelle façon de faire du documentaire : le cinéma direct. Ils vont éliminer peu à peu la narration et les entrevues préparées à l’avance, toujours utiliser une caméra mobile et au cœur de l’action, capter le son en direct et en simultané avec l’image à l’aide d’un magnétophone portatif, briser la hiérarchie et privilégier la polyvalence des membres des équipes de tournage.

Un dimanche à Montréal

C’est dans ce contexte que Gilles Carle devient officiellement réalisateur en août 1960. Le producteur Jacques Bobet, responsable du studio G, lui confie un premier projet : un court métrage sur la communauté italienne de Montréal. Cela donnera Dimanche d’Amérique (1961). Dès le départ, Carle exprime l’idée de faire découvrir le quartier où vivent la majorité des Italiennes et Italiens (appelé plus tard Petite Italie) par le biais d’un jeune couple qui le traverserait, se proposant au passage de diriger ses interprètes et de faire un minimum de mise en scène. L’apprenti cinéaste a déjà des envies de direction d’acteurs et d’actrices et de mise en scène !

Mais l’idée d’un film proche de la fiction cède le pas à l’expérimentation des techniques et des méthodes du cinéma direct qui ont cours à ce moment-là. Le résultat n’est pas moins satisfaisant. La caméra mobile de Guy Borremans nous entraîne dans les rues du quartier et au cœur d’une procession religieuse. Elle s’attarde sur les visages des jeunes qui fréquentent les cafés, la salle de billard et les restaurants du coin, capte les réactions de la foule pendant un match de soccer du Cantalia de Montréal au parc De Lorimier. Elle se mêle aux joueurs de pétanque au parc et se glisse dans les cours arrière et les terrains vagues, où l’on cultive la vigne et les haricots. Cette proximité de la caméra confère au film une chaleur et une authenticité indéniables. Le commentaire écrit par Arthur Lamothe, sans prendre trop de place, nous donne quelques informations sur la communauté que nous découvrons. À cela, Carle ajoute des chansons (une constance dans son œuvre documentaire et de fiction), alors que son film s’ouvre et se termine sur Kalena, et nous fait entendre par l’intermédiaire d’un juke-box Peccato Rock, deux chansons italiennes.

Dimanche d’Amérique, Gilles Carle, offert par l’Office national du film du Canada

Nourrir la ville

Peu de temps après le tournage de Dimanche d’Amérique, Carle collabore à la production d’un film du studio F, l’autre unité de production francophone. Le rôle qu’il joue dans le projet n’est pas tout à fait clair d’après les sources consultées, mais le générique nous indique qu’il a coréalisé le film avec Louis Portugais. Manger (1961) emprunte aux techniques du direct dans son approche filmique, mais reste tout de même proche du documentaire traditionnel, compte tenu de l’omniprésence de son commentaire. Il faut souligner le travail remarquable des caméramans Guy Borremans et Gilles Gascon. Leurs caméras nous font parcourir les allées d’un supermarché, découvrir les différentes étapes de fabrication du pain dans une boulangerie industrielle, se faufilent parmi la foule d’un marché de quartier, parmi les carcasses de bœufs d’un abattoir et les clients et les clientes d’un restaurant populaire qui sert du smoked meat. Le montage de la séquence finale, qui nous montre, à l’aide d’une série de plans rapprochés, des gens qui mangent dans des restaurants et une soupe populaire, est particulièrement réussi. Malgré une narration un peu trop appuyée, qui lui donne des allures de reportage plutôt que de documentaire, ce court métrage signé Louis Portugais et Gilles Carle reste un document fascinant sur les aspects économiques, sociologiques et culturels du système d’approvisionnement en nourriture d’une grande ville comme Montréal.

Manger , Louis Portugais et Gilles Carle, offert par l’Office national du film du Canada

Deux films sur le sport

À l’hiver 1962, Carle est de retour au studio G. Jacques Bobet lui donne la chance de faire un court métrage pour les salles de cinéma. C’est la première fois que le cinéaste peut travailler avec de la pellicule 35 mm, en couleur (Eastmancolor) de surcroît. Ses films précédents ont été tournés en 16 mm et étaient destinés à la télévision. Il veut un sujet cinématographique accessible, qui saura plaire à un vaste public. Naît alors l’idée d’un film sur une patinoire de quartier, où l’on viendrait jouer au hockey ou simplement patiner. Carle l’imagine sans narration afin d’éviter tout didactisme. Il veut en faire une sorte de « ciné-ballet[4] », de « comédie musicale visuelle », dira-t-il. Les résultats sont spectaculaires ! Et les couleurs, flamboyantes ! Merci à notre équipe technique pour son travail de restauration. Tourné près du mont Saint-Hilaire, Patinoire (1962) est un véritable petit bijou qu’il faut voir absolument.

Patinoire , Gilles Carle, offert par l’Office national du film du Canada

L’année suivante, Carle s’attaque à un deuxième film sur le sport. Natation[5] (1963) suit un groupe de nageurs et nageuses à l’entraînement, qui se préparent pour les championnats canadiens de natation. La compétition sert de qualification aux prochains Jeux olympiques d’été de 1964, qui auront lieu à Tokyo. Les sujets sportifs ont la cote en cette année préolympique. Il faut dire aussi qu’à l’époque, c’est un sujet de prédilection au sein de l’équipe française. Pensons notamment aux films Les raquetteurs (1958) de Michel Brault et Gilles Groulx, La lutte (1961) d’un collectif de cinéastes, Golden Gloves (1961) et Un jeu si simple (1964) de Gilles Groulx, respectivement sur la boxe et le hockey, ou encore 60 cycles (1965) de Jean-Claude Labrecque, sur le cyclisme. Ce quatrième film de Carle, présenté sur les ondes de Radio-Canada[6], ne révolutionne pas le genre, mais le cinéaste y introduit une nouvelle forme de narration, qu’il poussera plus loin dans un autre film dont nous parlerons plus loin. Il s’agit d’une voix hors champ sporadique, qui nous livre, par bribes, des informations ou des commentaires, parfois humoristiques, sur le sujet.

Natation, Gilles Carle, offert par l’Office national du film du Canada

Famille d’aujourd’hui

Pour son film suivant, Gilles Carle s’intéresse à la famille québécoise. Un air de famille (1963) propose une image de la famille de cette époque, celle du Québec du début des années 1960. Le cinéaste comprend bien que la famille, et le Québec par le fait même, est dans une période de transition vers la modernité. Son court métrage oscille entre une représentation de la famille traditionnelle (omniprésence du catholicisme, ruralité, ancienne génération, chansons folkloriques) et de la famille moderne (rôle de plus en plus important de l’État, urbanité, jeunesse, musique moderne). Il nous fait passer de l’une à l’autre avec un montage habile et une bande sonore qui alterne entre chansons folkloriques et musique moderne rythmée. Ce court métrage pour la télévision, tourné dans le style du cinéma direct, dénué de toute narration et au montage éclaté, étonne par sa forme et la justesse de son regard.

Un air de famille, Gilles Carle, offert par l’Office national du film du Canada

Le rocher Percé

Après avoir réalisé deux documentaires pour la télévision, Carle revient avec un court métrage pour les salles de cinéma. Tout comme Patinoire, il tourne en 35 mm et en couleur. Mais cette fois, il choisit un sujet plus estival : le rocher Percé. Percé on the Rocks (1964) n’est pas un film touristique traditionnel, comme son titre semble l’indiquer. Il s’agit plutôt d’une parodie, voire d’une satire hilarante du genre, d’un film inventif, truffé de gags et de trouvailles visuelles et sonores, dans lequel son auteur fait place à l’expérimentation. Il mélange animation et prise de vue réelle, superpose des dessins, du texte et des dialogues sur l’image, utilise un montage rapide, proche du vidéoclip, joue avec le ratio de l’image, a recours à une bande sonore diverse et variée, et enfin pousse encore plus loin l’utilisation d’une nouvelle forme de narration, introduite dans Natation, dont nous avons donné les grandes lignes précédemment. Ce court film d’à peine dix minutes est une véritable réussite ! On sent que Carle a trouvé son style. Il contient plusieurs éléments (présence forte des femmes, humour, satire, chansons) qui feront la marque du cinéaste.

Percé on the Rocks, Gilles Carle, offert par l’Office national du film du Canada

Après avoir tourné un court métrage de fiction, Solange dans nos campagnes (1964), et son premier long métrage, La vie heureuse de Léopold Z (1965), Gilles Carle quitte l’ONF en 1965 pour mener une carrière de cinéaste et de producteur dans le privé. Mais il y reviendra au début des années 1980 pour réaliser plusieurs longs métrages documentaires. C’est ce que nous verrons dans la deuxième partie de ce billet.

Découvrez ici les films de Gilles Carle réalisés à l’ONF.


[1] Il s’agit de La vraie nature de Bernadette (1972), La mort d’un bûcheron (1973) et Fantastica (1980).

[2] Ce sont Le viol d’une jeune fille douce (1969), La tête de Normande St-Onge (1976) et Les Plouffe (1981).

[3] Le cinéaste a également réalisé plusieurs séries pour la télévision, des films d’animation et des centaines de publicités.

[4] Tiré d’une entrevue accordée par Gilles Carle (source inconnue) et contenue dans le dossier de production du film Percé on the Rocks.

[5] Une version de 10 minutes intitulée Patte mouillée (1964) et destinée aux salles de cinéma a été tirée de ce film.

[6] Les films tournés pour la télévision par les membres de l’équipe française de l’époque font tous partie de la série Temps présent.

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