Des lumières dans la Grande Noirceur | Perspective du conservateur
Alors qu’approche à grands pas la fête nationale du Québec, le 24 juin, je vous propose cette semaine, films à l’appui, une réflexion sur une période importante de l’histoire du Québec, celle dite de la Grande Noirceur. Mais avant d’aller plus loin, essayons de la définir quelque peu.
Une période sombre
La Grande Noirceur s’étend sur une vingtaine d’années et correspond aux années de pouvoir du premier ministre Maurice Duplessis, soit de 1936 à 1939 et de 1944 à 1959. Elle tire son nom de la façon dont elle est considérée par plusieurs historiens, historiennes et sociologues, c’est-à-dire un moment sombre où rien de valable ne s’est produit dans la Belle Province. Le Québec de la Grande Noirceur est dominé par l’Église et les valeurs catholiques. Une domination soutenue par le régime de Duplessis et son parti, l’Union nationale. C’est un monde triste, morose, dans lequel les Canadiennes françaises et les Canadiens français sont rongés par la culpabilité, la peur, la solitude et l’angoisse. Une société traditionnelle qui refuse la modernité, sans vie intellectuelle ni artistique. Une époque de stagnation culturelle marquée par des retards et des empêchements. Bref, une période profondément régressive, qui voit le Québec se refermer sur lui-même, refuser le progrès et la démocratisation de ses institutions.
Mythe ou réalité ?
Bien que plusieurs caractéristiques associées à cette période historique soient bien réelles, plusieurs historiens, historiennes et sociologues considèrent cette idée de « grande noirceur » comme une vision un peu trop pessimiste de la réalité, voire une idée reçue, un mythe[1]. Selon eux, cette période ne serait pas aussi noire que nous le croyons et le regard que nous y portons mérite d’être nuancé. En examinant de près la production de l’ONF à cette époque ainsi que d’autres films, plus récents, qui s’y rapportent, on ne peut que souscrire à cette idée.
Un Québec sans vie intellectuelle ?
La fondation du Jardin botanique de Montréal par le botaniste et frère des écoles chrétiennes Marie-Victorin en 1931 et celle de l’Institut de microbiologie et d’hygiène de Montréal (aujourd’hui Centre Armand-Frappier Santé Biotechnologie) par le médecin et microbiologiste Armand Frappier en 1938 montrent qu’il y avait une vie intellectuelle et scientifique dans le Québec des années 1930. Ces deux institutions vont d’ailleurs recevoir un soutien financier important de la part du gouvernement québécois, avec l’arrivée au pouvoir de Duplessis en 1936. Sans cette aide, ni le Jardin botanique ni l’Institut du Dr Frappier n’auraient pu voir le jour. Les documentaires Armand Frappier (1995) et Victorin, le naturaliste (1997) de Nicole Gravel reviennent sur la vie de ces deux grands scientifiques, professeurs et chercheurs québécois.
Victorin, le naturaliste, Nicole Gravel, offert par l’Office national du film du Canada
Un Québec sans vie artistique ?
Les exemples ne manquent pas pour montrer qu’une vie artistique existait bel et bien dans le Québec des années 1940 et 1950. Des peintres, écrivains et écrivaines, romanciers et romancières, comédiens et comédiennes de théâtre, musiciens et musiciennes et cinéastes ont mené, non sans difficulté et parfois au prix d’un exil volontaire ou forcé, des carrières exceptionnelles dans leurs domaines respectifs.
Le groupe des automatistes, des artistes réunis autour du peintre et professeur Paul-Émile Borduas, fait son apparition au début des années 1940. Il est composé de peintres qui deviendront au fil du temps des artistes accomplis et dont l’œuvre rayonnera à travers le monde, comme Jean-Paul Riopelle, Marcel Barbeau, Jean-Paul Mousseau ou Marcelle Ferron. Il est aussi formé d’écrivaines et écrivains, comme Claude Gauvreau, dont l’œuvre poétique unique marquera à jamais la littérature québécoise, mais aussi de danseuses et chorégraphes, d’un photographe et d’un psychanalyste. La publication de leur manifeste, Refus global, rédigé par Borduas et signé par tous les membres du groupe[2] en 1948, fera scandale. Le célèbre manifeste rejette les valeurs traditionnelles de la société québécoise de l’époque et condamne son immobilisme. Il est la preuve irréfutable qu’une vie intellectuelle et artistique existait bel et bien au Québec pendant les années de pouvoir de Duplessis.
Les enfants de Refus global, Manon Barbeau, offert par l’Office national du film du Canada
Plusieurs films de notre collection reviennent sur la vie et l’œuvre de membres du groupe, sur le groupe lui-même et sur son manifeste. Mentionnons, notamment, Paul-Émile Borduas, 1905-1960 (1962) de Jacques Godbout, Ferron, Marcelle (1989) de Monique Crouillère, Claude Gauvreau – Poète (1974) de Jean-Claude Labrecque, Les enfants de Refus global (1998) et Barbeau, libre comme l’art (2000) de Manon Barbeau, et Artiste à Montréal (1954) de Jean Palardy.
Claude Gauvreau – Poète, Jean-Claude Labrecque, offert par l’Office national du film du Canada
Littérature et théâtre
À la même époque, la littérature n’est pas en reste. Des auteurs, autrices, poètes et poétesses écrivent des œuvres importantes. En 1945, Germaine Guèvremont fait paraître son roman Le Survenant, tandis que Gabrielle Roy lance Bonheur d’occasion. En 1948, Roger Lemelin publie Les Plouffe. En 1937, Hector de Saint-Denys Garneau propose un recueil de poésie, Regards et jeux dans l’espace, alors que sous la plume de l’écrivaine Anne Hébert paraît le recueil de poésie Les songes en équilibre (1942) et le recueil de nouvelles Le torrent (1950). Les documentaires Germaine Guèvremont, romancière (1959) de Pierre Patry, Saint-Denys Garneau (1960) de Louis Portugais et Anne Hébert, 1916-2000 (2000) de Jacques Godbout reviennent sur la vie et l’œuvre de ces trois artistes.
Germaine Guèvremont, romancière, Pierre Patry, offert par l’Office national du film du Canada
Quant au théâtre, il faut rappeler que le Théâtre du Rideau Vert est fondé en 1948 et le Théâtre du Nouveau Monde, en 1951. Dix ans plus tôt, l’auteur, dramaturge et comédien Gratien Gélinas présente déjà sa première revue humoristique de l’actualité, Les fridolinades, sur les planches du Monument-National à Montréal. Gélinas y interprète le personnage de Fridolin, qu’il a créé à la radio un an auparavant. Le spectacle est un véritable triomphe et fait salle comble pendant un mois à Montréal et à Québec. En 1945, le cinéaste Roger Blais propose quatre tableaux tirés de ce spectacle dans son film Fridolinons.
Fridolinons , Roger Blais, offert par l’Office national du film du Canada
De la musique
La musique, qu’elle soit populaire ou classique, trouve également sa place dans le Québec des années Duplessis. Des artistes comme Félix Leclerc, Alys Robi et Dominique Michel enregistrent des disques et se produisent sur les scènes québécoises. Le chanteur baryton d’opéra Lionel Daunais, la contralto Anna Malenfant et le ténor Ludovic Huot créent le Trio lyrique et se produisent régulièrement en direct sur les ondes de la radio de Radio-Canada. À la fin des années 1940, le trio enregistre plusieurs de ses succès sur disque 78 tours. Chantons maintenant (1956) de Claude Jutra présente quelques-unes des vedettes de cette époque.
Chantons maintenant, Claude Jutra, offert par l’Office national du film du Canada
Et que dire de Wilfrid Pelletier ? Pianiste, professeur de musique et chef d’orchestre, il est le premier directeur artistique de l’Orchestre symphonique de Montréal. C’est lui qui met sur pied les matinées symphoniques pour la jeunesse et les concerts d’été en plein air, des événements qui existent encore aujourd’hui ! En 1943, il fonde le Conservatoire de musique et d’art dramatique de Montréal, et il en est le premier directeur. Le court métrage documentaire de Louis Portugais Wilfrid Pelletier, chef d’orchestre et éducateur (1960) relate la carrière exceptionnelle de ce musicien, dont la contribution à la musique classique au Québec reste inestimable.
Wilfrid Pelletier, chef d’orchestre et éducateur, Louis Portugais, offert par l’Office national du film du Canada
Silence, on tourne !
Les années 1940 et 1950 voient l’apparition des premiers longs métrages de fiction québécois. Mentionnons, notamment, Le père Chopin (1945) de Fedor Ozep, La petite Aurore, l’enfant martyre (1952) de Jean-Yves Bigras, qui connaît un succès phénoménal et devient le film le plus populaire des années 1950 au Québec, ainsi que Tit-Coq (1953) de René Delacroix et Gratien Gélinas, tiré de la pièce du même nom de l’auteur des Fridolinades.
Du côté du cinéma documentaire, les choses commencent à bouger au Québec au milieu des années 1950. En 1956, l’Office national du film, installé à Ottawa, déménage ses bureaux à Montréal. Très rapidement, une petite équipe d’artisans se forme autour des cinéastes Michel Brault, Gilles Groulx et Claude Jutra et des producteurs Jacques Bobet et Fernand Dansereau. L’équipe française, comme elle se nomme elle-même, s’apprête à révolutionner la façon de faire du documentaire en inventant une toute nouvelle approche, qu’on appellera par la suite « cinéma direct ». Le film Les raquetteurs (1958) de Michel Brault et Gilles Groulx jette les bases de cette nouvelle façon de faire et constitue un tournant dans l’histoire du cinéma québécois.
Les raquetteurs, Gilles Groulx et Michel Brault, offert par l’Office national du film du Canada
Que ce soit dans les domaines scientifiques, intellectuels ou artistiques, les exemples ne manquent pas pour montrer que le Québec des années Duplessis n’a pas été aussi sombre que certaines personnes l’affirment. Des hommes et des femmes ont pu, malgré un contexte difficile, réaliser de grands projets, de grandes œuvres. Il y a bel et bien eu des lumières dans cette Grande Noirceur !
[1] Le sociologue Jean-Philippe Warren et l’historienne Lucia Ferretti, notamment, défendent cette idée.
[2] Les signataires du manifeste Refus global sont Madeleine Arbour, Marcel Barbeau, Paul-Émile Borduas, Bruno Cormier, Marcelle Ferron, Claude Gauvreau, Pierre Gauvreau, Muriel Guilbault, Fernand Leduc, Jean-Paul Mousseau, Maurice Perron, Louise Renaud, Thérèse Renaud-Leduc, Jean-Paul Riopelle et Françoise Sullivan.