Retour sur le documentaire des années 2010 | Perspective du conservateur
En janvier 2010, alors que notre site et son blogue comptaient à peine une année d’existence, j’y publiais un texte sur la production documentaire des années 2000 afin de dégager quelques tendances et thématiques récurrentes dans les films.
Il s’agissait aussi de témoigner des changements et des bouleversements qui ont marqué cette période et de mettre en lumière les réflexions, les interrogations et les appréhensions des cinéastes. Dans ce billet, je me propose de faire la même chose, mais, cette fois, pour la production documentaire des années 2010.
Changement de cap
Alors que la production documentaire des années 2000 est marquée par des œuvres intimistes, personnelles, où les cinéastes issus de la majorité sont souvent au cœur de leurs films et en deviennent même parfois les personnages principaux, les documentaires de la décennie suivante vont donner la parole à ceux et celles qui, auparavant, en ont été privés ou n’en ont pas bénéficié autant qu’ils l’auraient dû.
Cette tendance marquée se traduit par l’émergence d’un véritable cinéma autochtone, une présence accrue, tant derrière que devant la caméra, des communautés ethnoculturelles et d’autres groupes minoritaires, et un apport plus équitable des femmes.
Cinéma autochtone
Qu’ils en soient à leurs débuts, par l’intermédiaire de projets particuliers, ou qu’ils soient bien établis dans le milieu, les cinéastes autochtones s’affirment avec plus d’une cinquantaine de films. Des séries de courts métrages comme Chroniques de notre terre natale (2011), Chroniques de notre terre natale, vol. 2 (2013), Souvenir (2015), le Projet 5 courts (2018), le concours Tremplin NIKANIK ou Urbains.Autochtones.Fiers (2018) offrent l’occasion à de jeunes cinéastes de se faire valoir.
Du côté des cinéastes plus expérimentés, la documentariste abénaquise Alanis Obomsawin réalise une série de films sur les droits des enfants autochtones : Hi-Ho Mistahey ! (2013), On ne peut pas faire deux fois la même erreur (2016), Le chemin de la guérison (2017) et Jordan River Anderson, le messager (2019). Marie Clements explore de nouvelles formes dans Droit devant (2017), une œuvre puissante sur le militantisme autochtone. Tasha Hubbard propose Naissance d’une famille (2017), un film poignant sur la réunification d’une famille, et nîpawistamâsowin : Nous nous lèverons (2019), qui revient sur le meurtre de Colten Boushie, un jeune Cri tué d’une balle dans la tête en 2016, et sur l’acquittement de son meurtrier.
nîpawistamâsowin: Nous nous lèverons, Tasha Hubbard, offert par l’Office national du film du Canada
Voir la différence
Durant la décennie 2010, la diversité culturelle, sans que la situation soit parfaite, est de mieux en mieux reflétée. La discrimination est un thème souvent abordé. Des films comme Médecins sans résidence (2010) de Tetchena Bellange, La couleur de la beauté (2010) d’Elizabeth St. Philip, Vie pigmentée (2013) de Vic Sarin, Neuvième étage (2015) de Mina Shum et, bien qu’il appartienne déjà à la prochaine décennie, La ligue oubliée (2020) de Sandamini Rankaduwa en témoignent. L’immigration reste également un thème récurrent. Pensons ici aux Fros (2010) de Stéphanie Lanthier, à Femmes debout (2015) de Marie Ka, 19 jours (2016) d’Asha Siad et Roda Siad, De Sherbrooke à Brooks – Histoires d’un corridor migratoire (2016) de Roger Parent, Au rythme du Labrador (2018) de Rohan Fernando, Tamara Segura et Justin Simms ou Loin de Bachar (2018) de Pascal Sanchez.
Les cinéastes, qu’ils soient issus ou encore alliés des diverses communautés, ont le souci d’en brosser un portrait juste et d’en faire ressortir les personnages marquants. Le grand Jerome (2010) de Charles Officer, Le plan (2011) d’Isabelle Longtin, Advienne que pourra (2014) de Julia Kwan, Notes d’espoir (2016) de Charles Officer, Chez le barbier, réflexions d’hommes arabes (2016) de Nisreen Baker ou Kenbe la, jusqu’à la victoire (2019) de Will Prosper sont des documentaires qui reflètent cette tendance.
Loin de Bachar, Pascal Sanchez, offert par l’Office national du film du Canada
D’autres groupes minoritaires sont également mieux représentés durant cette période. Le concours Tremplin offre la possibilité à des cinéastes francophones en situation minoritaire de réaliser un premier ou un deuxième film. Mon père, le roi (2010) de Marie-France Guerrette, Une affaire de famille (2012) de Justin Guitard, Ma radio, mon amie (2013) de Karine Godin, Cafétéria (2015) de Francine Hébert, Partie de moi (2016) d’André Roy, La dernière clé (2017) de Julien Capraro et Le bonheur de Lucien (2019) de Nathalie Hébert sont tous issus de cette compétition.
Les cinéastes francophones plus expérimentés, originaires de l’Acadie ou d’autres régions du pays, ont également tourné plusieurs films via le programme standard. Mentionnons, notamment, Ça tourne dans ma tête (2010) de Louiselle Noël, Les mots qui dansent (2014) d’Yves Étienne Massicotte, Simplement Viola (2016) de Rodolphe Caron, Les artisans de l’atelier (2018) de Daniel Léger et Sur la corde raide (2019) de Claude Guilmain.
Ma radio, mon amie, Karine Godin, offert par l’Office national du film du Canada
La communauté LGBTQ2+ trouve aussi un meilleur écho dans les documentaires de cette décennie. Près d’une vingtaine de films lui sont consacrés. Une dernière chance (2012) de Paul Émile d’Entremont, Mes Prairies, mes amours (2013) de Chelsea McMullan, Le profil Amina (2015) de Sophie Deraspe, Avec amour, Scott (2018) de Laura Marie Wayne, Franchir la ligne (2018) de Paul Émile d’Entremont et Appelez-moi Skylar (2019) de Rachel Bower sont des exemples probants.
Une dernière chance, Paul Émile d’Entremont, offert par l’Office national du film du Canada
Un regard féminin
Le cinéma des femmes fait un bond spectaculaire dans les années 2010. Elles signent la réalisation de plus de 140 documentaires. Des femmes issues de tous les horizons de la société prennent les devants et tournent des films forts, engagés, dérangeants, parfois troublants. Mentionnons Grace, Milly, Lucy… des fillettes soldates (2010) de Raymonde Provencher, L’industrie du ruban rose (2011) de Léa Pool, Le monde s’en fout (2012) de Rosie Dransfeld, Sexe à vendre (2013) de Teresa MacInnes et Kent Nason, Inuk en colère (2016) d’Alethea Arnaquq-Baril, Les jeunes filles de Meru (2018) d’Andrea Dorfman et Parce qu’on est des filles (2019) de Baljit Sangra.
Leurs films proposent des réflexions sur les femmes, mais aussi sur de nombreux sujets contemporains. Pensons, notamment, à Trente tableaux (2011) de Paule Baillargeon, Statu quo ? Le combat inachevé du féminisme au Canada (2012) de Karen Cho, Absences (2013) de Carole Laganière, 24 Davids (2017) de Céline Baril, Qu’est-ce que la démocratie ? (2018) d’Astra Taylor et Plus haut que les flammes (2019) de Monique LeBlanc.
Elles s’intéressent aussi à des femmes fortes, comme dans La dette (2011) de Jennifer Baichwal, Semeurs d’espoir en terres arides (2015) d’Helene Klodawsky, L’électro au féminin (2015) de Katherine Monk, Gûlistan, terre de roses (2016) de Zaynê Akyol, Un homme meilleur (2017) d’Attiya Khan et Lawrence Jackman, et Pauline Julien, intime et politique (2018) de Pascale Ferland. Enfin, leurs films repoussent les limites du documentaire. À cet égard, Les histoires qu’on raconte (2012) de Sarah Polley et Droit devant (2017) de Marie Clements nous viennent tout de suite en tête.
Qu’est-ce que la démocratie?, Astra Taylor, offert par l’Office national du film du Canada
Québec, je me souviens
Il est intéressant de noter que les cinéastes de la majorité francophone manifestent un intérêt marqué pour l’histoire, le passé et la mémoire. Les films sont un brin nostalgiques. Le moulin à images (2010) de Robert Lepage, Un musée dans la ville (2011) de Luc Bourdon, D’où je viens (2014) de Claude Demers, Sur les traces de Maria Chapdelaine (2015) de Jean-Claude Labrecque, La part du diable (2017) de Luc Bourdon, Labrecque, une caméra pour la mémoire (2017) de Michel La Veaux, La fin des terres (2019) de Loïc Darses et, tout récemment, Les Rose (2020) de Félix Rose en sont de bons exemples.
La part du diable, Luc Bourdon, offert par l’Office national du film du Canada
Rupture et continuité
Les documentaires des années 2010 sont aussi marqués par des thématiques que l’on retrouve dans les années 2000. On peut, par exemple, mentionner l’environnement — Une île verte (2013) de Millefiore Clarkes, Pipelines, pouvoir et démocratie (2015) d’Olivier D. Asselin —, les guerres et les conflits — Un journaliste au front (2016) de Santiago Bertolino, Ma guerre (2018) de Julien Fréchette —, la jeunesse — La marche à suivre (2014) de Jean-François Caissy, L’envol (2016) de Tess Girard — et la santé — Séances (2012) de Danic Champoux, Sans maman (2018) de Marie-France Guerrette. Cela témoigne d’une certaine continuité.
Mais, comme nous venons de le voir, l’émergence d’un cinéma autochtone, la présence accrue des communautés ethnoculturelles et d’autres groupes minoritaires, et le bond en avant du cinéma des femmes constituent des points de rupture avec la production de la décennie précédente. Sans compter le fait que, dans les années 2010, la notion même de documentaire s’élargit.
Il prend de nouvelles formes et se développe sur de nouvelles plateformes (expériences web, applications, installations, réalité virtuelle, médias sociaux). La création, en 2008 et en 2009, des studios interactifs de Vancouver et de Montréal répond à cette nouvelle réalité.
Je vous invite à découvrir ici notre page documentaire et, ici, notre section interactive.