Kyma de Philippe Baylaucq : Explorer les ondes en 360
Cinéaste émérite et collaborateur régulier de l’ONF, Philippe Baylaucq termine actuellement sa 3e réalisation destinée au Planétarium Rio Tinto Alcan : l’expérience de projection immersive sur écran hémisphérique Kyma.
Le créateur s’entretient avec nous sur la démarche artistique et scientifique derrière l’œuvre innovatrice qu’il peaufine ces jours-ci. Il aborde aussi la nouvelle technologie (la caméra Vantrix, développée au Québec) et les procédés employés. Un bel avant-goût de ce que nous pourrons découvrir en mai prochain, à l’occasion du 375e anniversaire de Montréal!
Entretien avec Philippe Baylaucq
Ce doit être difficile d’imaginer une œuvre à partir de technologies et de procédés inédits. Quel était le point de départ de Kyma?
J’avais déjà réalisé Tempo et Aurorae pour le Planétarium, ce qui m’a permis de développer un goût pour le format dôme 360, mais les cartes blanches, c’est toujours un peu vertigineux! Contrairement à ces deux œuvres, qui comptaient sur la présence d’un animateur en direct, je voulais que Kyma soit uniquement racontée par l’image et le son. Je voulais aussi que le projet cadre bien dans la tradition d’innovation de l’ONF, où j’ai travaillé à plusieurs reprises au cours des 30 dernières années. Norman McLaren est une grande source d’inspiration pour moi, et mon travail a toujours eu une composante assez expérimentale.
Les gens ont parfois peur du terme « expérimental », mais je pense que c’est la meilleure manière de décrire le mandat que je me donne en tant que réalisateur : emmener le spectateur où il n’est jamais allé et utiliser le médium pour ouvrir des mondes.
L’œuvre Kyma est-elle l’aboutissement d’une longue démarche?
Sans le vouloir, Kyma complète un triptyque avec Lodela [1996] et ORA [2011]. Ces trois œuvres partagent l’idée commune d’emmener le récit vers une forme nouvelle ou une nouvelle manière de raconter. Pour créer Lodela, j’ai été parmi les premiers à poser des caméras miniatures sur des danseurs. Plus tard, j’ai poussé certaines idées plus loin avec ORA, une œuvre 3D thermographique en haute définition. C’était le premier film au monde fait uniquement à partir de lumière biologique. Avec Kyma, j’ai choisi de développer l’aspect 360, l’immersion et la notion d’écriture dans l’espace. Le montage et le rythme sont tout à fait différents, parce qu’on écrit un film qu’aucune personne ne verra de la même façon. C’est un langage fascinant… et un peu casse-gueule! Kyma m’a donc permis de faire fructifier des idées des deux autres films, mais dans un tout nouveau contexte.
En quoi le Planétarium est-il un contexte particulier pour ce type d’œuvre?
C’est un endroit qui accueille des personnes de tous les âges, qui s’attendent à une expérience assez scientifique. Mon mandat était de créer une œuvre d’art – je voulais que ce soit poétique, avec un niveau de lecture allégorique –, mais il fallait qu’elle s’inspire d’un fait astronomique. J’ai choisi d’aborder le phénomène des ondes. Comment se manifeste-t-il dans l’univers et comment montrer l’invisible?
Au début du processus de scénarisation, j’ai découvert une communication de Neil Turok, directeur du Perimeter Institute à Waterloo, en Ontario. Il disait que les formes les plus grandes et les plus petites qu’on puisse mesurer dans l’univers avaient étonnamment la même structure assez simple, mais qu’en plein milieu, c’est-à-dire à la grandeur d’une cellule humaine, se trouve le messy middle, que j’ai traduit par « milieu bordélique ». Là, les formes sont très riches et diverses, infinies presque.
Par hasard, deux mois plus tard, j’ai appris que le thème d’Espace pour la vie pour le 375e était « Célébrer la vie ». L’idée de faire ce voyage de l’infiniment grand à l’infiniment petit, en passant par le vivant et en suivant une onde qui change de forme, coïncidait parfaitement.
Une fois l’idée trouvée, comment faire pour déterminer quelles technologies serviront mieux le projet?
Il faut d’abord s’entourer d’une bonne équipe! J’ai fait appel à Bruno Colpron, mon « dômographe », Sindre Ulvik Péladeau, un designer d’immense talent, Isabelle Pruneau-Brunet, mon assistante, et Sébastien Gravel, spécialiste en interactivité. Les trois avaient travaillé avec moi sur Aurorae, donc ils avaient baigné dans le 360. On s’est donné la liberté de créer une œuvre qui allait couvrir un grand spectre, un mélange d’images tournées et d’images de synthèse, et il a fallu développer plusieurs approches de captation.
On a été les premiers à se servir de la caméra québécoise Vantrix, qui permet de tourner directement en format dôme complet, sans avoir à utiliser 5 caméras orientées nord, sud, est, ouest et zénith (au-dessus de la tête). Les fichiers numériques sont habituellement additionnés et lissés pour créer une image hémisphérique. La Vantrix capte toute l’image avec une lentille spécialement créée pour un dôme. C’était vraiment formidable, et en très haute définition!
Quelles autres expérimentations ont été réalisées pour représenter visuellement les ondes?
Pendant la phase de recherche, je suis tombé sur les figures de Chladni, un scientifique allemand du 18e siècle reconnu comme étant le père de l’acoustique moderne. Il avait découvert que si on mettait du sable sur une plaque de verre, et qu’on faisait vibrer le verre avec un archet de violon, on pouvait, par la valeur hertzienne des vibrations, configurer les grains de sable selon des dessins assez magnifiques. Plusieurs chercheurs ont poursuivi son travail de visualisation des ondes. On a donc continué dans cette voie, en créant à l’ONF un lieu entièrement dédié à la prise de vue de ces figures qui, dans le spectacle, deviennent un leitmotiv pour représenter les ondes. Sans être « dessinée », cette approche fait un clin d’œil au cinéma d’animation.
Vous êtes reconnu pour avoir fait plusieurs œuvres sur la danse et le mouvement. La projection de Kyma au Planétarium sera-t-elle accompagnée de performances d’artistes en direct?
René Chénier [producteur à l’ONF, qui fait équipe avec Baylaucq depuis longtemps] et moi étions conscients que la présence humaine n’était pas habituelle dans les spectacles de dôme. Comme je suis aussi issu du documentaire, c’est important pour moi qu’il y ait des gens à l’œuvre. Sans y avoir de danse, il y aura quand même une chorégraphie interprétée par deux artistes du cirque durant le spectacle, ce qui trace un lien avec les deux œuvres précédentes. Il y aura aussi des musiciens à l’écran.
Quel est le rôle de la musique et du son dans Kyma?
Le travail sonore a été majeur et structurant. Dès le début, j’ai travaillé avec le compositeur Robert Marcel Lepage et le concepteur sonore Benoît Dame. Il y a eu plusieurs aller-retour entre le son et l’image; ils se sont influencés mutuellement. J’ai fait appel à Lepage parce qu’il maîtrise les formes du classique, mais il a aussi la liberté d’improvisation du jazz. C’était donc le bon mélange de structure et de souplesse. Il emploie majoritairement de vrais instruments, ce qui était important pour la présence humaine dans le film. On y entend et voit aussi une chorale de 12 personnes.
Quels ont été les plus grands défis de la réalisation de Kyma?
Avec ce type de création, le plus gros problème est toujours le manque de temps. Comme il y a une grande part de recherche et d’expérimentation, on ouvre toutes sortes de portes et le travail devient un peu grisant! Les possibilités sont nombreuses et le plus gros problème est de choisir… et vite, parce que le temps passe. On n’a pas eu de vrai pépin, mais on a eu de très beaux défis. Le travail avec les figures de Chadni, la création d’une forêt miniature… Pour un des plans au début du film, on a conçu un gabarit hémisphérique avec deux couches dans lesquelles on mettait de l’eau pour faire bouger de l’encre. Ce procédé nous a permis d’obtenir des images assez inédites et absolument étonnantes!
Je suis particulièrement content qu’on ait convaincu l’ONF de nous ouvrir un plateau de tournage qui était fermé depuis 10 ans. On a été la première production à revenir dans ce vénérable studio, qui était le premier plateau insonorisé à l’extérieur d’Hollywood. À l’aube du déménagement de l’ONF au centre-ville de Montréal, j’ai décidé de le mettre vraiment en valeur et de l’éclairer comme tel. Il est magnifique et il tient une place de choix dans Kyma.