La bispiritualité a toujours été une identité, même lorsque nous n’avions pas les mots pour la désigner
Le terme « bispiritualité » (two-spirit en anglais) a été créé par l’aînée Myra Laramee, laquelle a proposé de l’utiliser lors de la troisième conférence intertribale annuelle des gais et lesbiennes des Premières Nations des États-Unis et du Canada, qui s’est tenue à Winnipeg en 1990. Il s’agit d’une traduction du terme anishinaabemowin niizh manidoowag, ou « deux esprits », qu’ont adopté les peuples autochtones pour se distinguer des personnes LGBTQ+ non autochtones parce qu’ils se heurtent à des difficultés qui leur sont propres. Pour les communautés autochtones, et plus particulièrement pour les personnes bispirituelles, notre genre et notre sexualité ne sont pas séparés de notre culture, mais en font partie intégrante.
Ce terme de « bispiritualité » que reprennent aujourd’hui certaines personnes autochtones leur permet de nommer leur identité sexuelle et de genre tout en se définissant comme des êtres dotés à la fois d’un esprit féminin et d’un esprit masculin. Le mot bispiritualité peut aussi désigner les personnes autochtones polyamoureuses.
Il englobe également l’identité spirituelle. Les personnes bispirituelles existent depuis des temps immémoriaux et elles ont joué des rôles spirituels particuliers, agissant comme guérisseuses, célébrantes lors des cérémonies et visionnaires. À travers l’Amérique du Nord, les tribus autochtones ont toujours voué un grand respect aux personnes intersexuées, androgynes, aux femmes masculines et aux hommes féminins. Nos cultures, surtout avant qu’elles subissent l’influence des convictions eurocentristes, mettaient moins l’accent sur la sexualité que sur les qualités spirituelles. On estimait que puisque les personnes bispirituelles avaient la chance de posséder à la fois un esprit féminin et un esprit masculin, elles étaient plus douées sur le plan spirituel. On les honorait donc pour leur clairvoyance et pour ce qu’elles apportaient à leur communauté.
Outre leurs qualités spirituelles, les personnes bispirituelles étaient en mesure d’aider de façon plus concrète. Elles étaient d’un soutien précieux à leur famille et à leur communauté en raison de l’importance et de la diversité de leur contribution à la subsistance de leur entourage : chasse, pêche, cueillette, tannage des peaux, soins aux enfants des autres membres de la famille, travaux artistiques de perlage et de couture. Alors que la plupart des gens n’effectuaient qu’une partie de ces tâches, les personnes bispirituelles participaient plus activement à l’ensemble des travaux. En raison de la nature de leur contribution, elles acquéraient un savoir impressionnant qui faisait d’elles les gardiennes des traditions et les passeuses des récits de la création.
Woman Dress, Theo Jean Cuthand, offert par l’Office national du film du Canada
Dans le court métrage documentaire Woman Dress, de Theo Jean Cuthand, nous suivons le parcours d’une personne bispirituelle du nom de Woman Dress à l’époque préeuropéenne où les gens se rassemblaient et partageaient des histoires des plaines. Voilà un exemple intéressant de la façon dont les personnes bispirituelles acquéraient leurs connaissances et les transmettaient. Ce film paru en 2019 relate, à l’aide d’images d’archives et de reconstitutions dramatiques, une histoire que la famille Cuthand se transmettait oralement. Autre aspect particulier : il s’agit d’une famille crie et la langue crie, tout comme de nombreuses autres langues autochtones au monde, ne comporte pas de pronoms genrés. Du début à la fin du film, on fait donc référence à Woman Dress sans privilégier un pronom ou un autre. Avant l’arrivée des Européens, l’omission des pronoms genrés permettait une véritable égalité des genres, aucun mot n’amenant les gens à percevoir une personne de façon négative selon qu’elle se présentait comme un homme ou comme une femme.
Le film rappelle aussi au public que l’apparition des influences eurocentristes homophobes en Amérique du Nord a entraîné la lente disparition du respect et de la vénération témoignés aux personnes bispirituelles. Celles-ci se sont finalement vues forcées de se conformer aux rôles hétéronormatifs ou de vivre dans la clandestinité en dissimulant leur identité. D’abord établie par les représentants du gouvernement et les missionnaires chrétiens, cette nouvelle norme n’a pas tardé à être respectée par les communautés autochtones. À la fin de la décennie 1960, avec la montée de l’American Indian Movement et du mouvement de libération gai, le respect à l’égard des personnes autochtones queers est peu à peu revenu au sein de la population autochtone. Toutefois, comme le souligne la famille de Theo Jean, les Autochtones appartenant à des générations plus anciennes ressentent encore une certaine gêne à raconter des histoires liées à la bispiritualité en raison de la honte qu’on leur a infligée. La création de termes comme « bispiritualité » leur permet de partager ces histoires oralement avec plus de confiance.
J’ai pour ma part mis bien du temps à découvrir que ce terme existait. En grandissant, j’ai beaucoup intériorisé l’homophobie et ressenti une grande confusion à propos de mon genre et de ma sexualité, parce que je constatais que la binarité ne me définissait pas. À l’époque, dans ma petite ville du nord-ouest de l’Ontario, personne ne parlait ouvertement de ces choses-là. C’est lorsque j’ai emménagé dans un centre urbain que j’ai entendu parler de la bispiritualité. Quand j’en ai saisi le sens, j’ai enfin eu l’impression de me comprendre. Cela m’a fait prendre conscience de l’importance de discuter de l’identité sexuelle et de l’identité de genre et d’en apprendre davantage à ce sujet : le fait d’avoir trouvé les mots justes pour me décrire a contribué à faire de moi la personne autochtone queer forte et confiante que je suis.
À l’occasion de la Semaine de la Fierté à la fonction publique, des membres du personnel de la fonction publique et moi-même vous invitons à voir Woman Dress sur la chaîne 2ELGBTQI+ de l’ONF. Les films regroupés sur cette chaîne explorent diverses expériences de personnes 2ELGBTQI+ aux quatre coins du monde. Je ne saurais trop vous encourager à continuer de lire, d’apprendre, de discuter et de visionner sur ce thème.