Quel est le rôle de l’art public ?
Le documentaire interactif Charity se penche sur la controverse et sur les démarches bureaucratiques qui ont fait suite à l’installation de la réplique en chrome surdimensionnée d’une vache dans un quartier de Markham, une banlieue située à une trentaine de kilomètres au nord-est du centre-ville de Toronto (Ontario).
La sculpture avait été mise en place aux frais du promoteur immobilier à titre d’œuvre d’art public, mais à l’insu des résidents de Markham, que personne n’avait consultés. Résultat : ceux-ci n’ont pas tardé à faire campagne pour le retrait de ce nouveau voisin bovin de huit mètres de hauteur. Pour le collectif que forment les artistes Parastoo Anoushahpour, Faraz Anoushahpour et Ryan Ferko, cette histoire soulève d’importantes questions sur l’identité d’un lieu et sur les personnes qui la déterminent.
Charity résulte d’un partenariat entre l’ONF et le MOCA (Museum of Contemporary Art de Toronto). L’initiative a été créée dans le but de travailler avec des artistes qui ne font pas partie de la sphère d’influence habituelle des deux organisations et d’attirer de nouveaux publics provenant de domaines connexes. Elle vise aussi à explorer la façon dont nos villes évoluent et les moyens que nous trouvons pour nous adapter à cette transformation sociale d’envergure. Le documentaire examine également les forces plus larges en jeu dans nos démocraties municipales et les défis que comporte le fait de composer simultanément avec des expériences subjectives et des histoires multiples. Il se situe dans le contexte d’un dialogue continu sur le rôle de l’art public et sur la façon dont il recoupe le développement et la propriété privée, ainsi que la narration de la terre et les récits.
La force de la collaboration
La recherche de nouveaux médias, de technologies innovantes et de nouveaux collaborateurs et collaboratrices pour rendre compte de notre culture collective en perpétuelle évolution constitue en quelque sorte une tradition, tant à l’ONF qu’au Musée d’art contemporain de Toronto. L’ONF collabore de façon régulière avec imagineNATIVE, le plus grand présentateur au monde de contenus cinématographiques autochtones, et a récemment travaillé avec plusieurs créatrices et créateurs canadiens à l’élaboration de La courbe, une destination en ligne qui propose des récits sur la vie durant la pandémie de Covid-19. Pour sa part, le Musée d’art contemporain de Toronto a récemment collaboré avec le New Museum de New York et l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), établie à Genève. Le Musée exploite également une plateforme en ligne, Shift Key, lancée au printemps 2020 pour faire valoir les artistes et les soutenir en période de confinement. Après avoir assuré la gestion de la plateforme au cours des six premiers mois, l’équipe du Musée propose maintenant à des conservatrices ou conservateurs invités de prendre le relais et d’alimenter le programme au moyen d’œuvres pertinentes que le public peut voir gratuitement en ligne. Les vidéos se trouvent en ce moment sur le site et les internautes y ont accès durant un mois.
« Quand la Covid-19 a frappé, l’ONF et le Musée d’art contemporain de Toronto se sont mis à discuter des moyens à prendre pour solliciter la participation des artistes et les mettre au défi d’imaginer des œuvres qui pourraient exister hors de l’espace physique du lieu d’exposition traditionnel et qui évoqueraient les rapports que nous entretiendrons avec les médias et avec l’art dans l’univers de l’après-Covid », indique Jeremy Mendes, producteur de Charity.
Travaillant de concert, les deux organisations ont choisi le collectif que forment les artistes Parastoo Anoushahpour, Faraz Anoushahpour et Ryan Ferko pour développer le projet, déjà en chantier sous une forme ou une autre depuis 2013. « Nous avons songé à trois artistes avec lesquels nous souhaitions collaborer et leur avons demandé de nous présenter une idée, explique November Paynter, directrice artistique du Musée. Nous avons finalement commandé Charity, parce que le projet abordait de façon ingénieuse des thèmes actuels, comme l’évolution des banlieues. Les artistes ont également manifesté un intérêt marqué devant la perspective d’étendre leur pratique pour passer de la simple vidéo à la création numérique. » Et Jeremy Mendes ajoute : « Nous avons aimé le fait qu’il y ait une foule d’éléments que nous mettons normalement dans un documentaire, bien que le point de vue soit complètement nouveau. »
Des technologies novatrices
Parastoo Anoushahpour, Faraz Anoushahpour et Ryan Ferko travaillent dans un collectif depuis 2013. La variété de leurs formations — architecture, scénographie de théâtre et histoire — nourrit leurs productions, qui s’articulent autour de la notion de lieu. Charity est le premier projet qui les amène à recourir à la vidéo interactive à 360° et à la photogrammétrie, une technique dont se servent les photographes pour réaliser des cartes et des levés de terrain.
« On nous a donné l’occasion de changer notre modus operandi, tout en prenant soin de nous demander quelles parties abandonner au contrôle du public et lesquelles façonner par une narration intentionnelle. Les éléments interactifs, nous l’espérons, ajoutent une couche supplémentaire à cette expression narrative, sans distraire ni trop s’éloigner du fil conducteur », dit Parastoo Anoushahpour.
La décision d’utiliser la vidéo à 360° et la photogrammétrie est venue des nombreuses journées portes ouvertes auxquelles ont assisté les artistes et de la multitude d’annonces immobilières qu’ils ont consultées dans la région de Markham pour les besoins de leurs recherches. « Nous sommes souvent attirés par des images fabriquées dans un souci utilitaire et fonctionnel dans les lieux où nous travaillons », explique Faraz Anoushahpour.
Une histoire locale qui concerne l’ensemble de la population canadienne
À première vue, l’histoire de Charity semble associée à un lotissement précis de la banlieue de Markham, en Ontario. Pourtant, le documentaire web a une résonance plus large, qui pousse à réfléchir aux questions d’identité, d’appartenance et d’autoreprésentation dans les banlieues du Canada et d’Amérique du Nord en général. Le coût de la vie dans des villes comme Toronto est de plus en plus prohibitif. Résultat : les banlieues prolifèrent, s’étendent.
« Même en banlieue, les maisons se vendent à des prix exorbitants et, souvent, plusieurs générations de familles cohabitent dans ces grandes demeures. Sur une terre qui appartenait entièrement à un homme ayant immigré de Slovaquie dans les années 1950 vivent aujourd’hui des centaines de familles, au nombre desquelles on compte une multitude de Canadiennes et de Canadiens de première et de deuxième génération », dit Ryan Ferko.
Le fait que des terres appartenant aux Autochtones aient pu devenir la propriété de quelqu’un et être par la suite réaménagées en banlieue concerne toute la population. Si l’on décortique la façon dont la sculpture de la vache a été installée à cet endroit, ce qu’elle était censée représenter et dissimuler, le fil rouge apparaît très nettement : richesse, extraction des ressources, colonialisme, patriarcat, suprématie blanche. Tous ces éléments se rattachent aux conversations récentes sur les monuments historiques et les statues qu’on a vu retirer un peu partout au monde.
« Nous souhaitons que l’œuvre soulève des questions plus vastes autour des démocraties municipales et de la propriété privée. Comment l’espace est-il représenté ? Comment les récits sont-ils construits et contrôlés ? Qui a le droit de dicter ces récits ? » dit Parastoo Anoushahpour. Voilà des questions qui semblent plus que jamais pertinentes.