Ma guerre : Comment doit-on filmer les conflits armés ?
Qu’implique l’idée de tourner en zones de conflits? Depuis sa création, l’ONF a produit d’innombrables films autour du sujet, de ses reportages sur les champs de bataille européens durant la Deuxième Guerre mondiale jusqu’aux documentaires sur les premières lignes de combat au Vietnam, les famines en Afrique, les génocides dans les Balkans et les luttes contre Daech. Une question traverse ces œuvres : comment filme-t-on une guerre?
À quelle distance d’un caméraman la mort doit-elle se tenir pour faire tanguer son objectif? Voilà le préambule sur lequel s’ouvre le court métrage éducatif Headline Hunters, produit par l’ONF en 1945. Narrée par Tommy Tweed et Lorne Greene (acteur des séries Bonanza et Battlestar Galactica), cette apologie du journalisme de guerre et des communications militaires répond alors pleinement au mandat de l’Office, mis sur pied six ans plus tôt.
À cette époque, l’ONF soutient l’effort de guerre à grand renfort de reportages patriotiques en tous genres. Quoi de mieux donc, en cette année de la capitulation de l’axe Rome-Berlin-Tokyo, que de montrer le rôle, mais surtout l’efficacité et l’héroïsme du « quatrième pouvoir » (celui de la presse et des médias) lorsqu’il opère en zones de conflits?
Crevons l’abcès : le « spectacle » de la guerre doit beaucoup aux médias. Tout comme les technologies militaro-industrielles, les technologies audiovisuelles ont connu une évolution sidérante, entraînant par le fait même des changements majeurs dans la manière dont on « fait » la guerre et dont on la documente, l’immortalise, la recrée ou même dont on la crée…
Pensons simplement à la façon dont la réalité virtuelle nous permet désormais d’approfondir l’élément humain derrière la guerre.
Comme l’explique Karim Ben Khelifa, photographe de guerre (qui couvre des conflits depuis l’époque où il s’est lui-même autodépêché en ex-Yougoslavie) et créateur de l’installation immersive Ennemi, « la réalité virtuelle nous permet de réagir depuis notre propre histoire. Je ne montrerai néanmoins jamais la guerre elle-même en RV, car on pourrait faire de très gros dégâts, des traumatismes ».
Aujourd’hui, à l’heure des drones et des prétendues « guerres propres » téléguidées par des algorithmes, les zones de conflits regorgent encore tout de même d’équipes de tournage internationales, de reporters et de documentaristes qui font du terrain et de ses enjeux la substance de leur travail. Julien Fréchette est de ceux-ci.
Pour tourner Ma guerre, en compagnie du directeur photo Arnaud Bouquet, il s’est exposé aux périls du travail de terrain, mais aussi à un constat moins spectaculaire : au-delà des explosions, les guerres sont surtout traversées par l’angoisse de leurs accalmies et des moments d’introspection qui en découlent.
Une caméra, un micro, une perche
En 2014, alors que le groupe armé État islamique s’empare de Mossoul, en Irak, le cinéaste montréalais Julien Fréchette part pour le Kurdistan irakien. Avec un financement du Conseil des arts, de la SODEC et de RDI, il y réalise le documentaire Kurdistan, de gré ou de force.
Au moment où le conflit fait rage, il découvre qu’au Rojava (le Kurdistan syrien), tout comme en Irak, des combattants occidentaux ont choisi de se joindre aux « Unités de protection du peuple » (le YPG), la branche armée du Parti de l’union démocratique syrien — lui-même considéré par la Turquie comme la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui mène entre autres des offensives contre Daech.
Près de 40 % de leurs effectifs sont d’ailleurs composés de femmes, comme l’a montré le documentaire Gulîstan, terre de roses (2016), de la réalisatrice Zaynê Akyol.
En 2017, le réalisateur qui a immortalisé dans Le prix des mots (2012) le combat de l’intellectuel Alain Deneault et de son éditeur, Écosociété, contre les géants miniers Barrick Gold et Banro, à la suite de la publication du livre Noir Canada (2008), décide de retourner au Kurdistan pour, cette fois, s’intéresser aux combattants qui quittent l’Occident afin de rejoindre les rangs de la résistance kurde et des milices anti-Daech :
J’avais soumis deux ou trois idées de films à l’ONF, puis j’ai décidé de revenir avec le sujet des combattants étrangers. C’était aussi pour poursuivre mon propre questionnement, à la suite de mon retour du Kurdistan. C’était ma première expérience avec la misère humaine. J’avais un sentiment d’impuissance ; ça ne faisait que générer du trauma, toute cette injustice. Je voulais voir si « passer à l’action » et « aller jusqu’au bout » nous libère de toute cette impuissance.
Par l’entremise des réseaux sociaux, Fréchette reprend contact avec le combattant occidental dont il a fait la connaissance au Kurdistan. Sur Facebook, il en rencontre deux autres : Hanna Böhman, une femme originaire de la Colombie-Britannique, et « Wali », un Québécois, ex-tireur d’élite du Royal 22e Régiment.
Fréchette poursuit alors sa démarche qu’il qualifie de « cinéma d’accompagnement ». Armé d’une caméra, d’un micro et d’une perche, sans même un gilet pare-balles, et accompagné d’Arnaud Bouquet (et parfois de Khaled Sulaiman, un ami kurdo-québécois qui leur sert d’interprète), il explorera le terrain à deux reprises, l’espace de quatre semaines au total.
Lors de son tout premier voyage au Kurdistan, en 2014, un sniper lui avait tiré dessus en plein milieu de la nuit, alors qu’il était sorti soulager une envie pressante. Cette fois-ci, Fréchette ne verra les explosions de près qu’une seule fois, soit lors de sa dernière journée de tournage :
La guerre, quand ça part, ça devient juste un état de fait. Ça se déroule à partir d’en haut vers en bas. Puis la haine attise la haine. Pour être honnête, ça ne m’a pas donné le goût d’en faire une carrière. La dernière journée, il y a eu les bombes, mais pas de panique, donc pas d’effet d’entraînement.
Chacun ses raisons
S’ouvrant sur une scène de funérailles, de retour au pays, le documentaire de Julien Fréchette nous livre d’emblée le constat que non seulement les pertes humaines sont bien réelles, mais aussi qu’elles servent autant à justifier l’action qu’à la condamner.
Ainsi, on en arrive à comprendre qu’Hanna devient peu à peu motivée par un désir de vengeance, qui croît progressivement, au fil des vidéos qu’elle filme elle-même au front et que Fréchette reprend dans son film. Le réalisateur précise :
De mon côté, le tournage s’est principalement déroulé en Irak. Les vidéos d’Hanna nous donnent un « insight » sur ce qui se passe en Syrie. La Turquie donne un nouveau souffle au conflit, par l’entremise de la guerre qu’elle mène contre les Kurdes. Quand on était à Qamichli [au Kurdistan syrien], on voyait et entendait les bombardements des Turcs sur la ville kurde. Néanmoins, on n’entendait nulle part, dans les médias, que la Turquie menait une guerre interne contre les Kurdes… Hanna était rendue tellement amie des Kurdes qu’elle était aussi devenue ennemie des Turcs.
Si « Wali » n’en était pas à sa première expérience sur le terrain — comme il le précise dans Ma guerre, en soulignant « Je ne suis plus militaire, mais je me sens encore soldat » —, Hanna Böhman incarne pour sa part un cas inusité : une civile dans la quarantaine ayant décidé de prêter main-forte aux milices, par volonté de s’engager dans la lutte contre l’État islamique. Elle expliquera que son choix a été très mal reçu par sa famille. Particulièrement par sa fille, qui la croit devenue folle.
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« Le rendez-vous des cas sociaux, des mythomanes et des psychopathes? »
Lors de son arrivée en Irak, Fréchette rejoint son ami (et interprète) Khaled Sulaiman. Celui-ci l’aide à entrer en contact avec des combattants. « Lors d’une tournée de reconnaissance, on a découvert une autre base où il y avait des Occidentaux. C’est là que nous avons rencontré Thierry [un combattant d’origine française]. »
Au détour d’un moment d’accalmie, dans Ma guerre, Thierry confie : « L’État islamique, c’est une excuse. Tu y vas [au combat] pour remplir un vide, trouver quelque chose à ce moment-là de ton existence. » Il poursuit en expliquant que cette guerre est le rendez-vous des cas sociaux, des mythomanes et des psychopathes.
Fréchette est quant à lui plus modéré dans ses propos : « Tout le monde va à la guerre pour une certaine raison. Par exemple, il y avait un contingent d’anciens militaires incapables de décrocher. »
Tout au long du film, on a donc l’impression que, bien au-delà du conflit, ce que capte Fréchette, ce sont les paradoxes émanant d’une situation compliquée, où des individus croient pouvoir se rendre utiles, et ce, en allant parfois au-delà de leurs convictions politiques :
Certains anciens militaires américains ouvertement pro-Trump se rendent au Kurdistan et s’associent à des organisations au profil complètement différent du leur. On en voit ainsi qui combattent aux côtés de groupes d’extrême gauche, comme le YPG.
Fréchette assure que les autorités canadiennes savent pertinemment que d’anciens militaires et des civils s’embarquent pour l’étranger. Néanmoins, une fois sur le terrain, plusieurs combattants occidentaux sont frappés — sinon frustrés — de constater que leur désir d’action n’est pas en phase avec la volonté des milices anti-Daech. D’après le réalisateur, les Occidentaux ne font pas la différence sur le terrain, et leur participation rencontre souvent des problèmes.
Le travail d’une productrice
Au détour de la conversation, lorsqu’on questionne Julien Fréchette sur ce que dit une productrice lorsqu’on part tourner en zone de conflit, celui-ci répond tout bonnement : « de faire attention ».
Tout comme Karim Ben Khelifa, qui a recueilli des témoignages au Moyen-Orient, au Congo et au Salvador, pour créer Ennemi, Fréchette a donc dû effectuer en amont, en collaboration avec sa productrice, un travail d’approche, en passant par des sources journalistiques et des fixers.
Colette Loumède est productrice à l’ONF. C’est à elle que l’on doit Ma guerre, mais aussi Gulîstan, terre de roses, qui fut son premier projet en zone de conflit. Au téléphone, elle est posée et diserte.
Pour elle, l’intérêt de plonger et d’accompagner le film de Julien Fréchette n’était pas d’avoir la possibilité de se retrouver en zone de conflit. « Ça, c’est le théâtre de la mise en situation. Le sujet était les personnages », précise-t-elle, en soulignant que l’approche et l’angle de Julien sont ce qui lui a plu.
Après avoir défini la zone de conflit comme la « contrainte », Julien Fréchette et Colette Loumède se sont arrangés pour prendre toutes les précautions possibles. « On s’est beaucoup basés sur la façon dont les journalistes couvrent le tout à l’international. La façon de s’assurer de ne pas avoir des revers, c’est d’avoir des sources fiables, de bons fixers. » Elle ajoute qu’elle n’aurait jamais accepté ce film de la part d’un cinéaste qui aurait voulu « jouer au cowboy » :
On souhaite éviter le sensationnalisme et la propagande. La première chose dans la ligne des budgets, ce sont les assurances supplémentaires. À cela j’ajouterais que la première assurance, c’est de ne pas se mettre en danger.
D’après la productrice, il faut comprendre que les équipes de tournage ne sont pas toutes seules sur le terrain. Tourner en zone de conflit n’implique pas toujours de se mettre derrière un mur au péril de sa vie. Colette Loumède croit avant tout qu’il est possible d’effectuer un bon travail et de révéler des histoires importantes sans avoir à jouer au kamikaze.
Elle tranche sans équivoque : « La corrélation entre danger et vérité, pour moi, c’est de la mythologie. »
Visionnez Ma guerre :
Ma guerre, Julien Fréchette, offert par l’Office national du film du Canada
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Attendre, Marie-Claude Harvey, offert par l’Office national du film du Canada
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Suivez les militaires du Royal 22e Régiment, surnommés les « Van Doos » par leurs confrères anglophones, lors de leur mission en Afghanistan en mars 2011.
Le 22e Régiment en Afghanistan, Claude Guilmain, offert par l’Office national du film du Canada
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Un journaliste au front, Santiago Bertolino, offert par l’Office national du film du Canada