Qu’en est-il du rêve américain de Léa Pool?

Qu’est-ce qu’un quart de siècle peut bien faire à un rêve agonisant? En 1990, Léa Pool se rend aux États-Unis pour y tourner un documentaire sur ce vaste pays.

L’innocence américaine existait encore un peu : Kennedy était mort et le Vietnam était un désastre national, mais la chute du mur de Berlin a su donner un peu de vigueur au système promu par l’empire. Bref, le rêve américain était amoché, mais encore vivant. Dans le documentaire Hotel Chronicles, la cinéaste canado-suisse croise des citoyens et leur demande ce qu’il en est du rêve américain, pour eux.

Le fantasme traditionnel est fort : un chauffeur de taxi explique qu’il veut avoir sa propre entreprise, une femme aspire à être modèle et actrice alors qu’elle fait des « duckfaces » pré-selfie à la caméra dans le Chelsea Hotel, un marchand itinérant vend des souvenirs kitchs sur la route 66, affirmant que s’il n’existe pas de travail pour toi, il faut t’en créer un. Un jeune entrepreneur, probablement inspiré de Warhol, prédit un peu l’avenir : tout le monde rêve d’être une vedette, et son entreprise célèbre ce narcissisme collectif en personnalisant des Unes de journaux qui racontent votre exploit extraordinaire, réel ou fictif; les réseaux sociaux ne sont pas prédits, mais on prépare définitivement le terrain.

Les choses évoluent, mais changent-elles?

Comment fait-on pour transformer un monstre d’une telle taille? Une marche historique se déroule à Washington dans le documentaire, alors que des centaines de milliers de manifestants luttent pour maintenir le droit à l’avortement; c’est une procédure particulièrement complexe aux États-Unis, alors que certaines cliniques ferment et que d’autres s’assurent de rendre toutes les étapes du processus particulièrement laborieuses et difficiles.

Léa Pool y fait jouer le fameux discours de Martin Luther King Jr., et montre des reportages télés de citoyens noirs se faisant un peu bousculer par la police. Rien comme la fameuse vidéo de Rodney King captée sur une caméra vidéo, et rien comme les derniers moments d’Eric Garner enregistrés sur un téléphone intelligent. Plus ça change…

On discute avec un réfugié hongrois qui explique que la situation continue de son pays l’empêche d’y retourner, alors qu’il s’habille en parfait cowboy et qu’il tente de trainer son cheval vers l’horizon, générant un effet à la fois comique et attendrissant. Va-t-on ériger un mur entre le Mexique et les États-Unis? Y interdira-t-on toute immigration musulmane? Les réfugiés syriens ont-ils seulement à porter un attirail folklorique pour se faire accepter par la société américaine, ou bien celle-ci  sera-t-elle repoussée par le teint de peau et l’appartenance religieuse des demandeurs d’asile? Peut-on célébrer un rêve quand on en est exclu?

Une femme de 75 ans se rappelle la crise économique, comme une période particulièrement difficile. Était-il possible d’imaginer une crise semblable après l’arrivée du nouveau millénaire? Était-il possible de concevoir la pauvreté comme un animal chétif qui viendrait ravager des quartiers et des états après avoir repris des forces insoupçonnées?

L’Amérique est une contradiction, et Léa Pool le constate dans son documentaire soigné, tout en retenue. Au final, elle ne peut que constater son étendue et sa force d’attraction, comme un pôle qui transforme les rêves en succès éclatants ou en échecs oubliés par tous ceux qui ne veulent pas voir le reflet potentiel de leur propre destin.

Que reste-t-il du rêve américain? Qu’est-ce que peuvent faire deux, trois décennies sur le moral et la santé d’un empire convoité par tant de rêveurs affamés? Comment en est-on arrivé ici, alors que les prétendants au trône brillaient d’un optimisme depuis rouillé et stagnant? Le spectre d’une Amérique trumpienne rôde dans chacun des plans de ce documentaire, comme un malheur qui s’annonce sans pourtant donner d’indices, comme une ombre graduelle qui prend son temps et qui finit, éventuellement, par avaler toute lumière. Est-il même encore possible de rêver? Ou bien le cycle change-t-il pour laisser place au cauchemar? À quoi ressemblerait Hotel Chronicles aujourd’hui?

Visionnez-le gratuitement ici :

Hotel Chronicles, Léa Pool, offert par l’Office national du film du Canada