Une histoire de cannibalisme
Cette semaine, je vous propose sur la une d’ONF.ca un film en location, Passage (2008), l’excellent documentaire de John Walker sur le naufrage des navires de l’expédition Franklin, partis à la recherche du passage du Nord-Ouest dans l’Arctique. Une histoire tragique, troublante, qui nous rappelle que des membres de l’équipage, devant l’inéluctable éventualité de mourir de faim, se seraient livrés à des actes de cannibalisme. English man eating english man?! Impossible! Impensable! Pourtant… Mais revenons sur les faits.
En 1845, la marine britannique, obsédée par la découverte du fameux passage du Nord-Ouest – chemin qui lui ouvrirait les portes de l’Orient – lance une énième expédition vers l’Arctique. Le capitaine John Franklin prend les commandes de deux navires, le NSM Erebus et le NSM Terror, avec à leur bord 128 membres d’équipage, 340 tonnes de vivres et de matériels. Une cargaison qui peut leur permettre de survivre pendant trois ans. Mais deux ans plus tard, l’Erebus et le Terror ne donnent plus signe de vie. On craint le pire.
C’est un jeune médecin écossais, John Rae, explorateur expérimenté de l’Arctique, à l’emploi de la compagnie de la Baie d’Hudson, qui a retrouvé des artéfacts de l’expédition et recueilli des témoignages auprès des Inuits de la région, qui confirme le naufrage des bateaux, la mort de tous les membres de l’équipage et de leur capitaine. Mais l’histoire qu’il va ramener à Londres créera bien plus de remous que l’annonce de l’échec tragique du capitaine Franklin.
Passage, John Walker, offert par l’Office national du film du Canada
Le rapport de Rae destiné uniquement à l’usage de la marine anglaise, mais qui malencontreusement se retrouve dans les pages du Times de Londres, révèle que certains membres de l’équipage, poussés par un instinct désespéré de survie, se sont livrés à des actes de cannibalisme! La nouvelle sème l’émoi, fait scandale. Impossible pour un bon anglais chrétien de l’époque victorienne de faire ni même de concevoir une pareille chose! Pourtant, le rapport de Rae s’appuie sur de nombreux témoignages d’Inuits – peuple que Rae fréquente depuis de nombreuses années et dont il adoptait le mode de vie durant ses nombreux voyages en Arctique – et peut difficilement être mis en doute.
Dans les années qui suivront, Lady Franklin, la veuve du capitaine, et le célèbre écrivain Charles Dickens s’emploieront à discréditer le rapport de Rae et à faire valoir, sans l’ombre d’une preuve, la thèse que la mort des membres de l’équipage s’explique par une attaque sauvage, sournoise et cruel de ceux qu’on appelle les Eskimos. Et que s’il y a eu des actes de cannibalisme, ils ont été perpétrés par ces sauvages et non par des Anglais!
Passage est un film extraordinaire! Il relate de brillante façon une page méconnue d’un naufrage aujourd’hui célèbre, d’une histoire marquante de l’exploration de l’Arctique, dont on commence à peine à comprendre les tenants et les aboutissants avec la récente découverte de l’épave de l’Erebus, qui défraya les manchettes en septembre dernier. Mêlant habilement documentaire et fiction, entrevues, reconstitutions historiques, images de la préparation et des répétitions des comédiens, discussions entre les acteurs, les spécialistes et le cinéaste, le film nous fait découvrir une histoire fascinante, méconnue, troublante, dont certains historiens, encore aujourd’hui, nient la véracité. À voir absolument!