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L’invention d’une tradition : Arthur Lipsett et l’histoire du cinéma expérimental des années 1960-1970 à l’ONF

L’invention d’une tradition : Arthur Lipsett et l’histoire du cinéma expérimental des années 1960-1970 à l’ONF

L’invention d’une tradition : Arthur Lipsett et l’histoire du cinéma expérimental des années 1960-1970 à l’ONF

À l’occasion de l’anniversaire d’Arthur Lipsett (13 mai 1936), nous avons demandé au cinéaste, écrivain, curateur et éditeur Brett Kashmere de nous parler de ses films et de l’histoire du cinéma expérimental des années 1960-1970 à l’ONF.

L’Office national du film du Canada est bien connu pour sa contribution à l’évolution du cinéma documentaire au cours des décennies qui suivent la Deuxième Guerre mondiale. On connaît moins, en revanche,  l’explosion des activités ayant entouré le cinéma expérimental à l’ONF durant les années 1960 et 1970.

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À cet égard, l’Unité B a joué un rôle déterminant en rassemblant sous son égide une brillante équipe polyvalente de jeunes recrues – artistes, scénaristes, animateurs et producteurs – dans un environnement propice à la création et à l’expérimentation. En ouvrant la voie à de nouvelles pratiques, l’Unité B a contribué à redéfinir la forme du documentaire en apportant des perspectives modernes, intimistes et plus complexes sur la vie quotidienne. Les films de cette période sont caractérisés notamment par un souci esthétique sans précédent et par l’innovation technique. Bien que l’ONF abandonne le système des unités en 1964, le paradigme de l’expérimentation demeure jusqu’à la fin des années 1970.

Les films du cinéaste Arthur Lipsett représentent bien le développement de ces nouvelles pratiques artistiques hybrides qui ont vu le jour durant cette période fertile et sans contrainte.

Couper – Copier – Coller : origine du film-collage canadien

Lorsque Lipsett, fraîchement sorti de l’École des beaux-arts de Montréal, entre au service d’animation de l’Unité B en 1958, il n’existe pas au Canada de cinéma d’avant-garde indépendant. En l’absence de toute tradition, Lipsett innove.  Ses premiers films-collages ouvrent – tant pour son époque que pour la nôtre – de formidables possibilités quant à la création d’un cinéma fait à la main, personnel, sans caméra et à partir de film trouvés.

Very Nice, Very Nice , Arthur Lipsett, offert par l’Office national du film du Canada

Le premier film de Lipsett, Very Nice, Very Nice (1961), est né modestement d’un exercice de montage rassemblant des chutes de fragments sonores. Il est par la suite prolongé et illustré au moyen de photos de rue, d’images découpées dans des magazines et d’images d’archives. En 1962, le film est sélectionné aux Oscars dans la catégorie du meilleur court métrage en prise de vue réelle, puis diffusé à la télévision nationale, projeté dans les cinémas d’art et d’essai de New York (en ouverture du Viridiana [1961] de Luis Buñuel), et fait le tour du monde, procurant à son créateur une reconnaissance instantanée et une réputation passagère d’enfant prodige à l’intérieur comme à l’extérieur de l’ONF.

very-nice-very-nice-copy-300x154Stanley Kubrick et George Lucas, par exemple, comptent parmi les tout premiers admirateurs du film. Celui-ci marque en outre la naissance d’un nouveau genre cinématographique au Canada : le film-collage. Comme tous les films de Lipsett, Very Nice, Very Nice court-circuite la valeur figurative de l’image et du son documentaires en transcendant les codes esthétiques du genre (et ceux de l’ONF), fondés sur la vérité et la fiabilité, dont celui du puissant narrateur omniscient. Il en résulte un recodage sardonique du consumérisme et des médias des années 1950 illustré par des images violentes. Une puissante réflexion souvent passées sous silence des dommages causés aussi bien par la guerre que par les progrès technologiques.

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La ville en tant que sujet : le milieu urbain revu et corrigé

En 1962, Lipsett contribue de ses images au documentaire lyrique À Saint-Henri le cinq septembre  (Hubert Aquin, 1962), dans lequel l’œil de la caméra se pose sur le quotidien. Le film constitue l’exemple parfait du « candid eye », cette forme de cinéma direct issue à la fois de l’Unité B et de l’équipe française à la fin des années 1950 et au début de la décennie suivante.

Image tirée du film A Trip Down Memory Lane
Image tirée du film A Trip Down Memory Lane

Misant sur le talent unique des deux équipes, À Saint-Henri le cinq septembre rassemble les images qu’ont tournées vingt-huit caméramans afin de brosser le portrait, en mode cinéma vérité, du jour de la rentrée des classes – de l’aube au crépuscule – dans un quartier ouvrier. Cet intérêt pour la vie et les préoccupations des citoyens et des communautés des villes devient, durant toute la décennie 1960, la marque des créations les plus audacieuses et les plus novatrices de l’ONF. La série militante Société nouvelle (Challenge for Change) illustre d’ailleurs ce parti-pris.

À Saint-Henri le cinq septembre, Hubert Aquin, offert par l’Office national du film du Canada

Durant cette période, la ville en tant que sujet trouve son expression dans une variété de façons innovatrices d’aborder la forme documentaire. Rouli-roulant  (Claude Jutra, 1966), un pseudo-documentaire teinté d’un humour caustique et visuellement élégant sur la culture des jeunes et leur engouement croissant pour ce rouli-roulant qui ennuie tant les adultes, se faufile en douceur dans les grands parcs et les quartiers à flanc de montagne de Montréal.

Rouli-roulant , Claude Jutra, offert par l’Office national du film du Canada

23 Skidoo (Julian Biggs, 1964) illustre en revanche l’anxiété d’une époque devant le nucléaire et présente une vision désolée et troublante d’un secteur du centre-ville de la métropole dépourvu de présence humaine.

21–87 (Arthur Lipsett, 1964) est également imprégné de ce symbolisme dystopique depuis l’image initiale – un crâne –, à celles de chaînes de montage inhumaines et automatisées, d’un cadavre carbonisé et d’un mime imitant un robot. Décrit comme « un commentaire désabusé sur l’homme dominé par la machine », le film témoigne de l’esprit acéré et satirique de Lipsett, ainsi que de son inquiétude devant une civilisation de plus en plus déshumanisée.

21-87

21-87 se clôt sur « une bonne voix amicale » qui reprend un passage du film connotant le point de vue de Lipsett selon lequel le conformisme social engendre des masses heureuses et irréfléchies : « Quelqu’un arrive et vous dites : ‘Votre numéro est le 21-87, n’est-ce pas?’ Bon sang que cette personne sourit! » Cette œuvre, qui a valu à Lipsett l’un de ses plus grands succès, a notamment reçu le deuxième prix en 1964 au Film-Makers Festival de Palo Alto, en Californie, où Scorpio Rising (1962), de Kenneth Anger, et Cosmic Ray (1963), de Bruce Conner, ont respectivement terminé premier et troisième. Même si les productions de Lipsett ne sont alors pas connues du grand public américain, le fait d’obtenir cette reconnaissance au même titre que ces deux poids lourds du cinéma underground confirme sa place parmi les grands noms de l’avant-garde.

21-87 , Arthur Lipsett, offert par l’Office national du film du Canada

L’attrait de l’abstraction : l’animation expérimentale

L’animation expérimentale constitue peut-être le courant le plus impressionnant du cinéma résolument d’avant-garde qui s’est développé à l’ONF au cours des années 1950 et 1960. Les travaux de Norman McLaren autour de l’animation directe coïncident avec l’émergence de l’identité artistique de notre institution nationale au milieu du siècle. Ils influencent des générations de cinéastes, dont Lipsett, lequel a d’ailleurs amorcé sa carrière en qualité d’apprenti de McLaren. Il a notamment, à ses débuts, agi à titre d’assistant réalisateur de l’œuvre fantaisiste image par image Discours de bienvenue de Norman McLaren (1961), de McLaren.

Discours de bienvenue de Norman McLaren, Norman McLaren, offert par l’Office national du film du Canada

Le rythme fluide et rapide de la dynamique production peinte à la main Caprice en couleurs  (Evelyn Lambart et Norman McLaren, sur une musique d’Oscar Peterson, 1949), et le ravissement que suscite Blinkity Blank (Norman McLaren, 1955), directement gravé sur pellicule, caractérisent également Free Fall (1964), de Lipsett. Le film résulte d’une éblouissante pixillation, de surimpressions, d’une musique percussive, de rythmes syncopés et de  juxtapositions ironiques. Cherchant à créer une expérience synthétique par l’intensification de l’image et du son, Lipsett recourt à une technique axée sur la vivacité et reposant sur un cadre unique. Il écrit, citant le théoricien du cinéma Siegfried Kracauer : « Dans toute cette réalité psychophysique, les événements intérieurs et extérieurs s’entremêlent et se fondent les uns aux autres – ‘ Je n’arrive pas à dire si je vois ou si j’entends – je sens le goût, je hume le son – tout ne fait qu’un – je suis moi-même le ton.’ »

Caprice en couleurs, Norman McLaren et Evelyn Lambart, offert par l’Office national du film du Canada

Free Fall, Arthur Lipsett, provided by the National Film Board of Canada

Mais plus que tout autre cinéaste, Lipsett soude l’obligation documentaire de l’ONF aux impulsions expérimentales ressenties au sein de l’Unité B. Son chef-d’œuvre réalisé au moyen de film trouvé, à savoir le remixage d’actualités A Trip Down Memory Lane (1965), puise discrètement à même ces deux sources.

A Trip Down Memory Lane, Arthur Lipsett, offert par l’Office national du film du Canada

Quoique le principe d’un cinéma d’avant-garde subventionné par le gouvernement soit en lui-même contradictoire, l’arc incandescent des films d’Arthur Lipsett montre bien que l’art provocateur, voire radical peut germer et s’épanouir, à tout le moins un certain temps, à l’intérieur du cadre institutionnel. Même s’il n’a achevé dans ce contexte qu’un nombre de productions relativement restreint – six films en dix ans – son influence sur l’orientation du cinéma expérimental à l’ONF et au-delà demeure déterminante.

Le cinéma de Lipsett a ouvert des voies et des possibilités sans précédent à sa génération et aux suivantes. On a enseigné ses travaux dans les écoles de tout le pays et présenté ceux-ci à Radio-Canada. En s’appuyant sur ses applications relatives au montage vertical (la juxtaposition, moment par moment, de l’image et du son), les cinéastes canadiens qui lui ont succédé se distinguent par l’importance qu’ils accordent à la manipulation formelle et à la superposition, qu’ils allient dans certains cas à des thèmes personnels, poétiques et émouvants. Envisagées sous cet angle, les contributions de Lipsett à l’histoire du film expérimental de l’ONF – le théorique « Studio X » – revêtent des significations d’autant plus riches et multiples.

Arthur Lipsett est décédé le 1er mai 1986.

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