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Tourner un documentaire en zone de guerre

Tourner un documentaire en zone de guerre

Tourner un documentaire en zone de guerre

Entretien avec Zaynê Akyol, réalisatrice de Gulîstan, Terre de roses 

Réaliser un film dans un pays en guerre requiert énormément de préparation. Les risques sont nombreux, et le contexte de tournage peut changer du tout en tout en l’espace d’une nuit. Mais même en faisant bien tous ses devoirs, un réalisateur peut-il vraiment être prêt à gérer les imprévus et obstacles qui seront sur son chemin?

À deux reprises, la jeune cinéaste Zaynê Akyol s’est rendue au Kurdistan pour filmer un bataillon de femmes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). La mission de ces révolutionnaires? Lutter contre le groupe armé État islamique (Daech), défendre le territoire kurde en Irak et en Syrie, et prôner l’émancipation de la femme. Pour créer l’intimiste Gulîstan, Terre de roses, elle a côtoyé pendant quelques mois ces guérilleras inspirantes. Zaynê nous raconte son expérience de tournage et partage les leçons qu’elle en a tirées.

La réalisatrice Zaynê Akyol

Comment as-tu entendu parler du PKK pour la première fois?

Les Kurdes sont très fiers de leurs guérilleros, et ces histoires mythologiques ont toujours un peu fait partie de mon environnement. Je viens d’un petit village de la Turquie, et dans les années 80-90, les combattants du PKK venaient souvent rendre visite aux villageois kurdes. Quand j’avais 5 ou 6 ans, ma gardienne Gulîstan, qui avait 18 ans, a décidé de s’enrôler au sein du Parti. Dans les années 2000, j’ai appris qu’elle était décédée. Je me suis mise à m’intéresser de plus en plus au PKK. Pourquoi Gulîstan s’était-elle enrôlée?

A-t-il été difficile de convaincre ce bataillon de femmes de participer à ton documentaire?

Pas du tout, elles étaient très partantes! Quand j’y suis allée pour la première fois en 2011, j’ai rencontré Sozdar, le personnage principal, et en 2014, j’ai pu la recontacter. Elle était avec toutes les femmes qu’on voit dans le film. Les combattantes étaient hyper contentes qu’on les filme. Elles avaient cet enthousiasme d’aller combattre, et heureusement aucune crainte de participer.

Ça ne doit pas être simple d’aller dans les montagnes au Kurdistan, en pleine zone de conflit. Quelles précautions étaient nécessaires?

On est passés par la Turquie, vers l’Irak, et aux douanes, on a dit qu’on allait faire un film touristique sur les monuments. C’est certain que je ne pourrais plus refaire les choses comme ça parce qu’aujourd’hui, tous les gens de Daech passent par là pour aller en Syrie! De toute façon, je pense qu’après avoir fait mon film, je risque la prison en Turquie… Pour aller au Kurdistan, il faudrait absolument que je passe par la Jordanie ou ailleurs.

Sozdar Cudî, protagoniste du film Gulîstan, terre de roses

De qui étais-tu accompagnée? On a l’impression que pour certaines parties du film, tu as tourné seule.

Je suis allée au Kurdistan avec mon preneur de son et mon directeur photo. On a beaucoup filmé les combattantes ensemble, mais il y a aussi des moments où il faut avoir du plaisir avec elles, apprendre à les connaître un peu autrement… Alors des fois j’étais seule, et je faisais de petites vidéos personnelles avec mon cellulaire, surtout pour avoir des souvenirs d’elles. C’est au montage qu’on a décidé d’en inclure. Ça rend le film plus personnel : elles regardent directement vers la caméra et me nomment.

Il y a aussi un autre moment où je filme toute seule. C’est durant la reprise de la petite ville au milieu du film, quand je suis dans la zone de coordination. Les commandants parlent au walkie-talkie pour comprendre ce qui se passe. On voit les explosions, on entend les coups de feu. À ce moment-là, j’étais toute seule parce que je ne voulais pas risquer la vie de mon directeur photo.

Est-ce que tu as senti que tu mettais ta propre vie en danger?

Dans la zone de coordination, je n’ai pas nécessairement senti que ma vie était en danger, mais je ne voulais pas prendre le risque qu’il arrive quelque chose aux autres. Et pendant que j’étais avec les combattantes du PKK, je ne me suis jamais sentie en danger non plus.

Avant de les retrouver, par contre, durant les deux premières semaines du voyage, oui! On était à Duhok, au nord de l’Irak, en attente que le PKK nous donne la permission d’aller dans les montagnes. À 2 h du matin, la ville s’est vidée de moitié parce qu’une autre ville à 25 km d’où on était venait d’être prise d’assaut par Daech. Là, j’ai eu peur. Aucun combattant n’était avec moi, je n’avais pas de voiture, et j’étais avec Étienne [Roussy]. Mais sinon, pendant le tournage, même quand Daech était à 600 mètres de nous et qu’on les voyait, on n’a jamais ressenti qu’on était mal pris.

Rojen Bêrîtan, membre du groupe PKK

Au camp, as-tu rencontré des difficultés inattendues?

Disons qu’il y a eu des conditions de tournage assez extrêmes. Dormir par terre, avec des animaux qui rentrent dans le sac de couchage, chauffer de l’eau pour se laver comme ça au milieu de la forêt… On peut dire qu’on a beaucoup appris!

Dans les montagnes, on n’avait pas d’électricité. Donc le PKK nous a fourni des génératrices, qui étaient reliées à nous par des câbles de 25 mètres. On devait tout charger notre matériel, et la nuit, les animaux grugeaient les câbles! Donc chaque matin, notre processus était de taper tous les câbles, s’organiser pour que ça tienne…

Aussi, la nuit, on ne pouvait pas faire de lumière, parce qu’il y avait des avions turcs qui pouvaient passer. Donc on se levait et se couchait selon le soleil. Et quand on faisait nos backups, on mettait cinq ou six couvertures par-dessus nous, déjà qu’il faisait 35 ou 40 degrés. Des tonnes de couvertures et un ordi qui surchauffe!

Si c’était à refaire, est-ce que tu t’y prendrais de façon différente?

Je pense que je planifierais mieux mon temps. J’irais moins avec le flow… C’est important d’être super préparé. Avant mon premier voyage en 2011, je n’étais jamais allée ni au Kurdistan, ni en Irak. Et le PKK ne m’avait pas donné la permission de lui rendre visite dans les montagnes. Je suis simplement allée parce que j’étais tannée d’attendre. Je ne leur ai pas vraiment laissé le choix : je suis allée en Irak et je leur ai dit de venir me chercher. Ils sont finalement venus. Ce n’était peut-être pas la meilleure idée au monde parce que cinq jours plus tard, on se faisait attaquer.

En même temps, j’ai eu cinq jours pour filmer et faire un démo. Pour prouver aux institutions financières qu’à 23 ans, j’étais capable d’aller dans les montagnes du Kurdistan voir des « terroristes ». Elles ne le sont pas pour moi, évidemment, mais aux yeux du Canada, des États-Unis, de l’Union européenne par contre… Bref, il ne faut pas avoir peur de sortir de sa zone de confort, mais il faut être prêt.

Les combattantes du PKK dans les montagnes kurdes

Depuis ton dernier voyage en 2014, as-tu pu rester en contact avec les femmes de ton film?

Malheureusement, la moitié d’entre elles sont décédées. Rojen est morte lors d’une bataille en Syrie. Mais Sozdar est toujours là. Elle établit une université pour les jeunes à Makhmour. Je suis toujours en contact avec elle. J’y retourne d’ailleurs en mars pour mon prochain film, une production italo-canadienne sur la reprise de la ville de Raqqa, la ville mère de Daech.

Ça doit être difficile de vivre avec elles, d’établir une aussi grande intimité, puis de les quitter.

C’est extrêmement difficile, et j’ai essayé de faire ressentir cette émotion-là. J’étais désemparée de voir Sozdar partir au combat, alors que moi je restais. Dans le film, on la perd en son avant de la perdre en image… On crée des liens, on s’attache. Et à un moment donné, après, on devient obsédé de regarder qui est décédé ou non. J’ai décidé qu’il fallait que j’arrête ça.

Est-ce que tu perçois tous tes documentaires comme une continuité, un seul et même projet axé sur les femmes?

Je n’y ai jamais réfléchi, mais c’est vrai qu’inconsciemment, j’ai toujours fait des films avec personnages féminins. Je fais avant tout des films sur des gens avec qui je suis en relation. Le cinéma, pour moi, c’est surtout la relation que le réalisateur entretient avec ceux qu’il filme. Plus que des images, du son, des textures… À l’université, j’ai fait deux films sur l’immigration, avec ma tante qui avait laissé sa famille en Turquie. J’avais une relation très forte avec elle, et ça allait de soi. Même avant ça, j’en ai fait un sur une femme de 45 ans qui apprenait à lire et écrire au Québec. Je n’ai jamais décidé de faire des films sur les femmes, mais oui, ça arrive comme ça.

Les propos de Sozdar sont plutôt féministes. Considères-tu que ta démarche l’est aussi? Est-ce que Gulîstan est un film féministe?

Je pense que le film revendique la femme en tant que non-victime, quelqu’un qui n’a pas envie de subir et qui agit. Oui, je suis féministe. Et oui, j’ai toujours été fascinée par des personnages féminins très forts. Je pense que je deviens de plus en plus féministe, surtout au contact des femmes du PKK.

***

Gulîstan, Terre de roses sera à l’affiche au cinéma, à Montréal et à Québec, dès le 20 janvier 2017.

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