Enseignement supérieur | Tuer un tigre
Changer le monde : la force et les limites de la loi
Tuer un tigre, Nisha Pahuja, offert par l’Office national du film du Canada
Tuer un tigre, un récit documentaire de Nisha Pahuja, est une histoire d’une grande profondeur filmée dans l’intimité d’une famille indienne réclamant justice pour un crime effroyable. Ce crime, comme on l’apprend dès le début du film, est le viol collectif, dans un petit village, d’une jeune fille de 13 ans.
L’histoire ne porte ni sur les détails du crime ni sur la recherche de ceux qui l’ont perpétré. Elle traite plutôt de la quête de justice d’un père, en dépit de la pression sociale qui s’exerce contre lui. On associe souvent l’idée de lutte contre l’injustice à celles de manifestations publiques, de publications dans les médias sociaux ou encore de critique des adversaires. Mais que se passe-t-il lorsque la quête de justice implique le sacrifice personnel, l’ostracisme et la possibilité de se couper de sa propre communauté ?
J’enseigne à de nombreux étudiants et étudiantes qui envisagent d’étudier le droit, bien souvent parce qu’ils voient la loi comme le principal outil de promotion de la justice. Le film montre, dans certains contextes, la force et les limites de la loi en tant qu’instrument de changement social. Il nous éclaire sur les manières subtiles dont l’injustice peut s’exercer et sur la conviction morale souvent indispensable pour faire face à l’oppression.
Ranjit, le protagoniste du film, est un villageois pauvre et ne disposant que de peu de leviers de pouvoir. Lorsque est violée par des hommes de sa communauté, les personnes âgées et les leaders du village lui disent qu’il doit la marier à l’un de ses assaillants, afin de laver la « tache » qui souille sa famille. Ranjit et sa famille décident plutôt d’emprunter un chemin plus ardu, celui qui consiste à demander justice par la voie des tribunaux.
On lui répète sans cesse qu’il doit choisir entre préserver la stabilité et la cohésion de son village et demander justice pour sa fille. Il rejette cette dichotomie, car il sait que, dans sa forme actuelle, l’unité du village n’inclut pas le bien-être de sa famille.
Le film illustre comment, dans un contexte de subordination des femmes, la justice se révèle être l’un des éléments essentiels capable d’apporter la cohésion sociale et l’unité pour lesquelles Ranjit et sa famille ont choisi de se battre.
La violence faite aux femmes et le rôle des hommes
Dans de nombreuses sociétés, la violence masculine à l’égard des femmes reste depuis longtemps impunie, et cette impunité pousse à se demander où se trouve l’axe de changement social. Comment surmonter cette injustice passée et actuelle ? Est-ce l’affaire des individus ou des structures sociales ? Peut-elle être combattue par la seule autonomisation des femmes ou les hommes ont-ils un rôle à jouer dans la recherche d’une solution ?
La plupart des gens qui s’expriment dans le film sont des hommes. Les uns déplorent le crime, mais ne veulent pas que ses auteurs soient punis et rejettent la faute sur la victime presque autant que sur ses assaillants. Les autres sont ambivalents, mais ne font aucun effort pour changer quoi que ce soit.
Mais d’autres encore, comme Ranjit et le personnel de la Fondation Srijan, le groupe de revendication qui l’accompagne dans ses démarches en cour, mettent en question les normes et les structures oppressives qui subordonnent les femmes. Que des hommes soient au premier plan du processus juridique associé à ce cas paraît tout naturel dans une société qui place le rôle des hommes au-dessus de celui des femmes.
L’un des membres de la Fondation Srijan fait remarquer que, malgré ce qu’on aurait pu croire, l’autonomisation des femmes à elle seule ne suffira pas et qu’il faut travailler avec les hommes. La violence faite aux femmes est une question qui dépasse le cadre strict des relations hommes-femmes.
Les systèmes d’oppression invisibles
Tuer un tigre met en évidence la puissance avec laquelle les systèmes d’oppression invisibles permettent d’excuser et d’ignorer la violence dans l’intérêt de la stabilité sociale. La pression exercée sur Ranjit pour que sa fille épouse l’un de ses violeurs, un « compromis » qui permettrait de préserver l’unité du village, en est l’illustration. Mais Ranjit et sa famille ne céderont pas à cette pression, ce qui leur vaudra d’être ostracisés et blâmés par le reste du village.
Comment changer une culture ?
La question centrale du film, néanmoins, est de savoir comment transformer ces systèmes d’oppression. De prime abord, on pourrait penser que le militantisme politique et la réforme du droit sont les moyens les plus efficaces d’entraîner un changement. À plusieurs moments dans le film, il est d’ailleurs question d’une loi, la Protection of Children From Sexual Offences Act, adoptée par le gouvernement indien en 2012.
Si la Fondation Srijan s’est intéressée au cas de Ranjit, c’est justement pour l’aider à obtenir un verdict de culpabilité, comme le prévoit cette loi, ce qui a également permis d’étayer l’affaire en cour. Mais si les réformes juridiques peuvent effectivement mobiliser des ressources, canaliser le militantisme et promouvoir l’imputabilité, l’existence de cette loi n’a toutefois pas pu prévenir le viol dont la fille de Ranjit a été victime.
La loi n’a pas non plus changé la culture du village ni l’attitude des voisins de Ranjit, qui, au cours de la poursuite judiciaire, ont montré de plus en plus d’hostilité et d’opposition envers lui et l’équipe de tournage du film. Le représentant du village résume bien cet état d’esprit lorsqu’il dit à Ranjit que la « tache » sur sa fille ne peut être lavée que si le village le souhaite. Il affirme que la loi n’y peut rien.
Toujours faire ce qui est bien
Dans mes cours de droit et d’études des politiques de premier cycle, les étudiantes et étudiants ont l’occasion de constater les problèmes auxquels se heurtent les gens qui font ce qui est juste, surtout lorsque cela leur coûte temps et argent et affecte leur statut social.
Malgré ces écueils, Ranjit et sa famille ont, à plusieurs reprises, fait le choix de la justice. Même pauvres, défavorisés et marginalisés dans leur société, ils ne sont pas complètement impuissants. Bien que soutenus par la Fondation Srijan et, jusqu’à un certain point, par un système juridique, ils ne doivent qu’à leur persévérance et à leur intégrité morale le fait que l’affaire soit traduite devant un tribunal.
Les actes de Ranjit sont nettement inspirés par l’intégrité de sa fille. Lorsqu’on demande à celle-ci si elle croit qu’il a fallu du courage pour persévérer en dépit des nombreuses difficultés à surmonter pour que justice soit faite, elle répond qu’il faut faire son devoir et toujours faire ce qui est bien sans choisir la mauvaise voie. Elle estime que nous ne sommes pas nés pour emprunter le mauvais chemin. Après tout, demande-t-elle, « Dieu ne nous a-t-il pas créés pour que nous fassions le bien et que nous construisions un avenir meilleur ? »
À propos du soutien que ses parents lui ont apporté, elle est d’avis que celles et ceux qui marchent à l’unisson ne sont jamais perdants. Ranjit déclare que sa peur disparaît quand il pense à elle. Dans une scène suivante, il dit ne pas vouloir que ses enfants soient aussi impuissants qu’il l’a été et ajoute que, malgré leur pauvreté, il a essayé de leur inculquer de bonnes valeurs. C’est l’espoir qui l’habite.
Loi et changement social
Tuer un tigre illustre bien que la loi ou une réforme du droit ne peut suffire à susciter un changement social et culturel. Mais, sans la loi, l’injustice commise contre la fille de Ranjit serait restée .
Ce qui a fait de la loi un instrument de justice est, en fin de compte, l’intégrité morale de la fille de Ranjit et de sa famille. Emprunter une voie si ardue aura exigé un incroyable sacrifice, et même si nous ignorons ce que sera la suite des choses pour cette famille, le film suggère néanmoins que le verdict de la cour a eu un effet considérable sur la culture du village. Tuer un tigre démontre que, pour parvenir au changement social, il faut l’action conjuguée d’une réforme du droit et les actes d’individus qui consentent à se sacrifier et à faire preuve de persistance et d’intégrité morale.
Geoffrey Cameron est professeur adjoint à la Faculté de science politique de l’Université McMaster.
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