Enseignement supérieur | Chasseuse de son
Chasseuse de son : faire résonner (de nouveau) la souveraineté inuit
Chasseuse de son dépasse largement le cadre de l’univers personnel, artistique et sonore de la musicienne inuk Tanya Tagaq. Née à Iqaluktuuttiaq, au Nunavut, Tanya Tagaq a fait paraître à ce jour cinq albums et un roman, Croc fendu (2018). Combinant des séquences de concert, des entrevues et des conversations filmées au Nunavut, des illustrations animées de Shuvinai Ashoona, la lecture d’extraits de Croc fendu et des récits racontés par des membres de la communauté, dont la mère de Tanya Tagaq, Chasseuse de son nous plonge dans les politiques coloniales imposées par les autorités fédérales et l’incidence que celles-ci ont eue et continuent d’avoir sur plusieurs générations d’Inuit.
Chasseuse de son, , offert par l’Office national du film du Canada
Ainsi, la production, écrite et réalisée par Tanya Tagaq et Chelsea McMullan, insiste-t-elle sur la façon dont les pensionnats autochtones ont interrompu la transmission de la langue dans la famille de Tanya. Les cinéastes exposent aussi l’impact du programme de réinstallation d’Inuit dans l’Extrême-Arctique sur la mère de Tanya. La discussion franche entre mère et fille sur le relogement éclaire la manière dont les autorités canadiennes ont déplacé les Inuit pour affirmer leur souveraineté sur l’Arctique pendant la guerre froide.
Si ces sujets sont traités explicitement, Chasseuse de son aborde également des aspects du traumatisme historique et colonial de façon implicite, à l’aide d’exemples ancrés dans la culture inuit. Sur le plan sonore et visuel, le film souligne la disparition de l’Inuk Loretta Saunders. Des conversations plus larges s’articulent autour de différents sujets : l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, l’abattage des chiens de traîneau par la GRC et les conséquences des traumatismes intergénérationnels, comme les idées suicidaires et le suicide. Chasseuse de son met en lumière les expériences des Inuit et contribue ainsi à mieux faire comprendre les différents effets que la colonisation a eus et continue d’avoir sur les peuples autochtones : l’œuvre fait ressortir l’impact humain de la colonisation.
Chasseuse de son présente aussi la vie et la culture inuit. Plans longs, gros plans sur la flore arctique : le film met en valeur le paysage du Grand Nord et accorde une attention particulière à la Nuna (la terre). Les scènes du rivage rocheux de la ville natale de Tanya Tagaq permettent également à l’assistance de mieux appréhender le territoire arctique qui inspire l’artiste.
C’est le katajjaq — chant guttural — qui initie le public à la culture inuit et aux sons de l’Arctique. Le katajjaq relève d’une tradition culturelle vivante qui se pratique dans diverses communautés inuit du Canada. D’ordinaire interprété par les femmes inuit, le katajjaq prend la forme d’un concours entre deux partenaires qui échangent des motifs sonores face à face : l’une d’elles prend les devants tandis que l’autre essaie de répéter les motifs. La première des deux qui s’essouffle ou se désynchronise rit pour signaler qu’elle a perdu. Les sons imitent les bruits de l’Arctique, entre autres les cris des oies ou des chiens de traîneau.
La longue scène d’ouverture est une puissante démonstration de katajjaq. Sa durée atypique et sa lenteur créent un faux sentiment d’aboutissement. Le public croit que la joute va s’achever par des rires, alors que, au contraire, Tanya Tagaq et sa partenaire, l’artiste Laakkuluk Williamson Bathory, recommencent. Ce cycle répété rappelle un récit colonial que les non-Inuit ne connaissent peut-être pas : pendant plus de 50 ans, les missionnaires chrétiens ont interdit le katajjaq, qui est revenu en force au début des années 2000.
Mon travail avec les interprètes de chant de gorge et les musiciennes et musiciens inuit ainsi que mes recherches universitaires sur le katajjaq fournissent un éclairage sur la scène d’ouverture de Chasseuse de son, qui évoque l’interruption historique du katajjaq tout en faisant résonner (de nouveau) la souveraineté inuit. Autrement dit, la reprise en continu du katajjaq dans cette scène illustre la longévité du chant guttural dans les communautés inuit malgré l’intrusion coloniale. Cette séquence le démontre : le katajjaq est et a toujours été présent dans la vie des Inuit. Ainsi, sa pratique actuelle sous diverses formes dans de multiples collectivités inuit révèle les modes de résistance d’une tradition, d’une culture vivante et des Inuit face à la violence coloniale.
Juxtaposée aux séquences du concert de Tanya Tagaq, la scène d’ouverture remet également en question les idées reçues sur la nature du chant de gorge « traditionnel ». Tanya Tagaq l’indique clairement : si sa production créative repose sur le katajjaq, l’artiste pratique un art plus expressif, plus contemporain. Sa créativité et sa transformation du katajjaq attestent l’autonomie de sa voix, dans le cadre d’une pratique culturelle plus large qui perdure. Grâce à Chasseuse de son, le public peut voir et entendre les complexités sonores du katajjaq dans son espace temporel, alors qu’il fait retentir (de nouveau) la souveraineté inuit sur les terres souveraines du Nunavut et au-delà.
Dès lors, Chasseuse de son constitue une introduction en douceur pour les colons qui ne connaissent peut-être pas les politiques et pratiques coloniales qui ont touché (et touchent encore) les Inuit. Cette introduction souligne notamment que la réconciliation est l’affaire des colons. Il n’incombe pas aux peuples autochtones de les instruire ou de prendre en charge le travail émotionnel, physique et spirituel nécessaire à la réconciliation, à la compréhension. La responsabilité de la réconciliation et de l’établissement de relations respectueuses revient plutôt aux colons. Observer et écouter ce que Chasseuse de son transmet (et ne transmet pas) nous rappelle que nous sommes responsables de notre éducation (ou de notre ignorance) sur les questions et les préoccupations autochtones.
Raj Singh, Ph. D., est chercheuse postdoctorale à la Faculté de musique Don-Wright de l’Université Western. Ses recherches portent sur la théorie critique autochtone, les méthodologies autochtones et les modernités autochtones. Dans son travail avec les musiciennes et musiciens inuit, elle explore la façon dont les Inuit combinent les genres musicaux contemporains et les pratiques traditionnelles, comme le katajjaq, pour inclure de nouveaux domaines d’expériences directes. Son travail actuel avec le milieu du hip-hop inuit interroge le genre, l’identité et l’appartenance à leur intersection avec la décolonisation, les traumatismes intergénérationnels, la santé et le bien-être culturels.
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