Sortir de l’ombre : parler pour guérir
Pour créer son troisième documentaire, la cinéaste canadienne d’origine togolaise Gentille M. Assih s’est inspirée du courage de trois femmes de son entourage : Christiane, Aïssata et Chouchou, des mères immigrantes en situation de violence conjugale.
Porté par leur désir de prendre la parole — et d’ainsi reprendre les rênes de leur vie —, Sortir de l’ombre est une œuvre poignante qui jette un regard sensible et nuancé sur le parcours qu’elles entament ensemble, pas à pas. Et la parole qui s’y dessine, bien au-delà de la dénonciation ou de la vengeance, en est une de guérison.
Q : Qu’est-ce qui vous a incitée à consacrer un documentaire à la violence conjugale ?
R : Le sujet de mon film, je l’avais sous le nez. Je sentais que des femmes proches de moi vivaient des situations difficiles, mais ça restait dans le non-dit. À force de discussions, des portes qu’elles avaient toujours gardées closes se sont ouvertes.
Le thème de la violence conjugale n’a donc réellement émergé qu’au moment où on a entamé le documentaire. J’ai dû accepter qu’au-delà des histoires de femmes fortes, mon film porte sur des récits de souffrance vécue en silence. C’est leur résolution de se battre pour leurs enfants et de prendre la parole pour aider les autres qui m’a inspirée.
Q : Et l’immigration, était-ce un sujet que vous aviez l’intention d’aborder dans votre cinéma ?
R : En fait, j’avais plutôt l’intention contraire ! Je suis arrivée au Canada en 2009 et la notion d’immigration était quelque chose que je vivais assez difficilement, n’ayant pas immigré par choix : j’ai plutôt suivi un conjoint, et lorsqu’il est reparti, je me suis sentie un peu prise au piège. Le sujet qui me repoussait le plus pour créer un film était donc l’immigration. Je me disais : « Ce n’est pas parce que je suis une femme, que je suis noire et que je suis immigrante que ces thèmes devraient m’attirer par défaut. » J’étais résolue à faire des films sur autre chose.
Q : Qu’est-ce qui a changé ?
R : Eh bien, il a fallu que j’arrête d’être dans le déni ! [Rires.] Sérieusement, j’en avais assez d’entendre dire que les femmes africaines sont soumises, qu’elles subissent leur mariage, que c’est « culturel »… Je ne voulais absolument pas entrer dans cette rhétorique, nourrir ces clichés. Au début, je me répétais : « Les femmes qui m’entourent sont fortes, indépendantes, éduquées, travaillantes : ce ne sont pas des victimes. »
Sauf que, quand j’ai vu ce qui se passait autour de moi, le sujet de Sortir de l’ombre a fini par s’imposer. Ces femmes-là avaient soif de réagir, de s’exprimer. Il fallait que je revienne sur ma décision, que j’aborde la réalité sous mes yeux. Moi aussi, j’étais dans le déni, comme le sont d’une certaine façon les personnes victimes de violence conjugale. Le déni que l’immigration rend la violence conjugale plus difficile, le déni que des femmes aussi fortes puissent vivre cette situation, et le déni de l’ampleur de la violence conjugale au Canada, pas seulement chez des immigrantes.
Q : Selon l’INSPQ, l’immigration est toutefois un « facteur aggravant », un « contexte de vulnérabilité »… Que pensez-vous de cette affirmation ?
R : En faisant de nombreuses recherches sur la violence conjugale, j’ai compris que ce n’est pas une question d’immigration ou de culture seulement. La nuance, c’est la façon dont elle se manifeste, le contexte. L’immigration n’entraîne bien sûr pas la violence conjugale, mais elle peut venir la complexifier. Ça m’a ramenée à cette notion de la culture ouest-africaine qui dit que la femme doit être forte dans toutes les circonstances : elle est le pilier du foyer, et la solidité de la famille dépend de la sienne.
Quand un couple immigre ici et que la famille est confrontée à des défis d’intégration, la charge est encore plus grande : elle doit être assez solide pour soutenir son conjoint s’il a de la difficulté à accepter les changements dans sa vie. Elle s’oublie, elle essaie d’être forte pour lui et elle trouve toujours des excuses pour justifier les actions qu’il commet. Par compassion. Elle essaie de le comprendre. Sauf que le cycle de la violence devient encore plus pervers : c’est très malsain. Toutes les frustrations vécues à l’extérieur du foyer, c’est la femme qui les reçoit à la maison comme des punitions. Elle devient très résiliente. Dans ce sens-là, oui, l’immigration aggrave le problème.
Q : Et le contexte de la pandémie ne fait certainement rien pour aider les choses. Le sujet de la violence conjugale a été bien présent dans les médias cette année, en lien avec le confinement, mais aussi les vagues de dénonciation comme #MeToo… Votre documentaire ne cherche toutefois pas à dénoncer. Quelle est la fonction de la parole dans le film ?
R : C’est une parole qui guérit et éduque. Le film attire l’attention sur des femmes qui ont choisi de parler d’elles-mêmes, alors qu’on a toujours parlé pour elles. La prise de parole est une façon d’extérioriser les souffrances accumulées. Et on a vite compris que ça avait un effet thérapeutique. Déjà, nommer une chose, aussi difficile que ce soit, permet d’être dans l’acceptation de ce qui est arrivé, de commencer à chercher des pistes de solution. Quand on a commencé à travailler ensemble, ces femmes étaient dans la phase où elles savaient que leur limite était atteinte. Mais elles ne savaient pas encore quoi faire pour s’en sortir…
Q : Était-il difficile de les convaincre de participer au film ? Car ce qu’elles partagent est très intime.
R : Elles tenaient à le faire ! L’entente non écrite entre nous était : c’est toi qui décides de ce dont tu veux parler, quand, comment et où. Moi, je suis là pour capter ce que tu partages. C’est sûr que j’ai essayé de les guider le mieux possible sur la manière dont on fait un film, mais pendant tout le processus, de la recherche — où j’allais juste passer du temps avec elles sans filmer — jusqu’au tournage, ça a toujours été elles qui décidaient. Prendre la parole, c’est très bien, mais l’objectif n’est pas juste de raconter : c’est aussi de reprendre le contrôle sur sa vie. Notre façon de faire le film en fait partie.
Q : En tant que cinéaste, était-ce difficile de savoir où vous positionner et comment recevoir ces confidences de proches ?
R : Au début, j’ai essayé le plus possible de garder mes distances, de ne pas me laisser imprégner par leurs histoires, qui ne sont pas les miennes. Je consacrais beaucoup de temps et d’énergie à me battre contre ce qui, au final, est juste humain : l’émotion, la compassion, la colère parfois. En tant que cinéaste, j’ai eu beau essayer d’être objective, ça venait quand même chercher la femme en moi, celle qui ne peut pas supporter l’idée qu’on fasse subir ça à d’autres femmes.
Elles m’ont permis de réaliser des choses sur moi-même, m’ont aidée à guérir mes propres blessures intériorisées. Leur prise de parole venait en quelque sorte me guérir aussi un peu. Ce n’est pas seulement elles qui guérissent, mais nous qui recevons leurs paroles aussi. Et on s’est dit que ça pourrait ensuite en aider d’autres à prendre assez de force pour se tenir debout et guérir.
Q : Selon vous, à qui s’adresse le film ?
R : Je pense qu’émotionnellement, ça s’adresse à tous : toute personne dotée de compassion, même si elle n’a pas vécu la violence conjugale, comprend et ne peut rester indifférente. J’ai vite réalisé que mon film n’était plus une histoire de femmes : c’est une histoire d’humains. Ça m’a amenée à nuancer ma vision des choses et à ne pas faire un film qui pointe du doigt les hommes comme des bourreaux.
En faisant le film, on a aussi tenu compte des enfants, de leur avenir. Toutes ces femmes sont mères : leur prise de parole doit être faite dans le respect de sorte que leurs enfants, en grandissant, ne se sentent jamais affectés par une haine qui aurait été consignée dans un film.
Q : Même si le sujet est extrêmement dur, le film est lumineux : Sortir de l’ombre montre aussi l’amitié, la solidarité féminine, l’entraide.
R : Je tenais à partager cette histoire d’amitié. Avant d’arriver au Canada, j’ai été élevée par une maman qui nous a toujours appris à éviter les amitiés féminines, car ça mène à des médisances, à des méchancetés ou à des mesquineries… Sauf que, quand on immigre avec cette façon de penser, et moi la première, on s’isole très vite. On se méfie les unes des autres et ça nourrit cette espèce de silence tabou que chacune entretient. On s’efforce de maintenir les apparences, de montrer que tout va bien à la maison. La violence conjugale s’installe alors vraiment profondément dans un foyer, sans que personne le remarque.
Il a suffi que deux amies, Christiane et Aïssata, s’ouvrent un peu pour réaliser que l’amitié devrait être basée sur cette entraide, cette compréhension, ce non-jugement. Dans le film, elles se soutiennent, se comprennent et ont les bons mots pour s’encourager : elles essaient de trouver les meilleures façons d’avancer ensemble. J’ai tenu à ce que le montage fasse ressentir cet effet magique de l’amitié, que j’ai vue se resserrer devant ma caméra.
Q : On a même l’impression, en voyant le film, que cette amitié est plus aidante que les ressources mises à leur disposition…
R : Tout à fait ! Sans vouloir généraliser, certaines personnes qui travaillent dans les ressources d’aide ou de médiation ont étudié la violence conjugale à l’école, mais ne sont peut-être pas assez outillées pour comprendre la situation des immigrants. Chacune de leur côté, Christiane et Aïssata ont essayé d’aller chercher de l’aide, mais leurs démarches n’ont pas été positives.
Lorsque j’ai contacté Aïssata pour lui parler de Christiane et de notre projet, elle était à un fil de craquer. Ça m’a fait plaisir de les mettre en contact, de les aider à se sentir moins isolées. Ici, l’amitié entre les femmes a fait ce que les ressources n’ont pas fait : elle leur permet de discuter, de mettre le doigt sur le vrai problème. Et le film devient ensuite un outil, par exemple pour les maisons d’hébergement, les organismes, les écoles. C’est pour ça qu’on a fait le film : il faut que cette souffrance ait servi à quelque chose. Et la guérison n’est pas finie : elles sont toujours en train de progresser. Leur participation au film les motive à continuer, à continuer de partager cette parole.
Q : Est-ce que les membres de votre équipe comprenaient spontanément votre approche et les différents enjeux du film, ou il vous a fallu faire certaines mises au point pour faciliter le processus ?
R : Il y avait de gros défis au début. C’est certain que je viens d’un autre milieu culturellement — je fais ici référence à mon travail sur des productions en Europe. Par exemple, il m’était déjà arrivé de travailler avec un directeur de la photographie français qui n’avait aucune idée des codes de communication propres à la culture qu’il filmait. Et quand on ne connaît pas la culture, on se fie à ce qu’on a appris à l’école, les codes classiques… Mon approche est la suivante : bien que j’aie fait l’école de cinéma, je me refuse à essayer de calquer ma façon de raconter une histoire sur des codes préétablis. Ces codes-là ont été construits en fonction de cultures très connues et bien différentes de la mienne.
Ma culture, on la connaît moins, alors je dois moi-même trouver des façons de montrer ses histoires, ses personnes et ses propos avec intégrité et naturel. J’ai eu la chance de collaborer avec un directeur photo et un monteur [Steve Patry et Mathieu Bouchard-Malo] qui faisaient preuve de beaucoup d’ouverture et qui ont bien compris ce que je voulais faire. Ils ont vite adapté leur manière de travailler, car dans le film, plusieurs choses passent par la gestuelle, l’expression faciale, les mimiques. Ça m’a amenée à réaliser que le seul moyen de communication universel, c’est les émotions. Faire parler les émotions, c’est un langage que tout le monde comprend.
Visionnez Sortir de l’ombre :
Sortir de l’ombre, Gentille M. Assih, offert par l’Office national du film du Canada