La résurrection de Gertie le dinosaure
Grâce aux efforts combinés de la Cinémathèque québécoise et de l’Office national du film du Canada, et avec le soutien de l’Université Notre-Dame aux États-Unis, un film d’animation qui était considéré comme disparu a retrouvé la vie. Son titre : Gertie, de Winsor McCay. Achevé au printemps 2018, ce travail colossal, qui s’est étalé sur trois années, ajoute de nouvelles pages à l’histoire de l’animation.
Gertie est la version originale à partir de laquelle le réalisateur Winsor McCay a conçu, quelques mois plus tard, son chef-d’œuvre Gertie the Dinosaur. Ce dernier film existe toujours grâce à la Cinémathèque québécoise, qui a acquis les précieuses pellicules dans les années 1960. L’organisation philanthropique Éléphant, mémoire du cinéma québécois l’a d’ailleurs restauré en 2015 au profit de la Cinémathèque.
Gertie the Dinosaur est aujourd’hui considéré comme un classique du cinéma d’animation[1]. Daté de 1914, il est important non seulement en raison de ses qualités (notamment le réalisme du mouvement), mais aussi de son personnage, Gertie, dont on dit qu’il est le premier de l’histoire de l’animation à être doté d’une psychologie. Appartenant au domaine public, il est facilement accessible sur Internet.
Or, ce film, comme nous l’écrivions, succède à Gertie. Winsor McCay utilisait cette version initiale en se produisant dans les théâtres de variétés. Il annonçait aux spectateurs qu’il relèverait le défi de faire revivre un dinosaure. Puis, derrière lui, grâce à la projection, s’animait cette créature, Gertie, une dame dinosaure attachante et parfois sujette à des sautes d’humeur. McCay interagissait sur scène avec elle, lui demandant de saluer la foule, de faire des numéros, la félicitant, la sermonnant quand elle se comportait mal. Bref, ce spectacle ludique, magique et drôle anticipait l’intégration des projections d’images en mouvement dans les arts de la scène.
McCay a réalisé Gertie the Dinosaur à l’aide d’images extraites du premier film. Il a, de plus, inséré des intertitres (supprimant alors quelques images chaque fois) et coupé la scène finale, dite du « rappel ». McCay a aussi ajouté une introduction en prises de vues réelles qui rendait possible la projection du film sans la présence de l’acteur sur scène. Ainsi charcutée, la version originale, Gertie, n’a pas survécu.
Le projet de reconstruire la version initiale de Gertie est né du désir du psychiatre américain David L. Nathan, un passionné de l’œuvre de McCay et tout particulièrement de Gertie the Dinosaur. Ayant pris connaissance des intentions de Nathan, l’historien du cinéma d’animation Donald Crafton, rattaché à l’Université Notre-Dame, a saisi la balle au bond, entreprenant de réunir les moyens pour que ce projet se réalise. Spontanément, il a pensé à la Cinémathèque québécoise, celle-ci ayant joué un rôle historique dans la préservation de l’œuvre et d’archives documentaires de McCay. Puis, rapidement, les ressources et les talents de l’ONF ont été sollicités pour le travail de reconstruction. Il est intéressant de noter ici que Montréal possédait les moyens intellectuels, archivistiques et techniques nécessaires pour relever un tel défi.
Un comité canado-américain formé de trois personnes (Donald Crafton, David L. Nathan et Marco de Blois) a été créé en 2015 pour superviser l’opération. Des numérisations 2K des pellicules acquises par la Cinémathèque québécoise (et déposées aux Archives nationales du Canada) ont été réalisées. Les intertitres et l’introduction en prises de vues réelles ont été retirés. La première partie du travail (nettoyage et étalonnage) a été effectuée par Éloi Champagne et Sylvie Marie Fortier de l’ONF. Les dessins manquants (environ 200, dont la scène du rappel) ont ensuite été exécutés manuellement par l’animateur Luc Chamberland, qui s’est appliqué à reproduire le style et le mouvement de McCay. Quelques numérisations de dessins existants ont été utilisées (dont un tiré des archives de la Cinémathèque).
Les notes et les recherches de Nathan et Crafton, ainsi que les archives de la Cinémathèque, ont permis de déterminer avec une précision satisfaisante le nombre de dessins manquants. Ces dessins étaient nécessaires pour redonner à Gertie la fluidité ininterrompue de son mouvement, et pour recréer la scène de la fin, le rappel, où Gertie sort de sa grotte pour saluer le public.
Le travail permet de redécouvrir une œuvre drôle et une éblouissante performance scénique du début du XXe siècle. Comme l’écrit l’historien Crafton, « en 1914, aucun divertissement n’était aussi unique et spectaculaire que Gertie, une création du célèbre dessinateur de presse Winsor McCay ». Une partition écrite par le compositeur et pianiste Gabriel Thibaudeau accompagne le numéro, d’une durée d’une douzaine de minutes. Donald Crafton a aussi rédigé une pièce comique d’une heure sur la vie de Winsor McCay, qui se termine par la performance de Gertie.
Depuis la première de la reconstruction en clôture du Festival d’Annecy en 2018, McCay a été interprété par l’Américain Anthony Lawton (Annecy et Pordenone), le Néerlandais Eli Thorne (Amsterdam et Bruxelles), l’Allemande Eftychia Charalampidou (Tübingen) et le Québécois Stéphane Crête (Montréal). Sous peu, ce sera au tour du jeune Gabriel Krut de jouer McCay sur la scène du théâtre Linwood-Dunn de l’Academy Film Archive à Hollywood dans le cadre du symposium The Reel Thing.
Longue (nouvelle) vie à Gertie!
[1] Preuve de son importance, le film est inscrit au National Film Registry de la Bibliothèque du Congrès depuis 1991.