Vendredi cinéma : La bête lumineuse
La bête lumineuse est un film un peu moins connu de Pierre Perrault. On le célèbre davantage pour son documentaire Pour la suite du monde, dans lequel il incite une communauté de pêcheurs à revivre le passé vibrant et pas si lointain de l’Île-aux-Coudres. Pourtant, La bête lumineuse est un chef d’œuvre qui mérite d’être vu et revu. Grâce au montage, à la mise en scène d’un poète qui rejoint des chasseurs, grâce à la réalisation de Perrault, on accède à du cinéma qui révèle des vérités fondamentales sur la nature de l’homme.
La bête lumineuse, Pierre Perrault, offert par l’Office national du film du Canada
La prémisse est simple : deux intellectuels rejoindront un groupe de chasseurs pour une semaine en forêt. Tandis que le poète extraverti s’y retrouve dans le but de socialiser avec ces hommes, il n’y a aucun doute quant à l’intention de ses colocataires ponctuels : ils sont là pour la chasse, pas pour l’homme.
Le poète est fascinant parce que son besoin d’acceptation se manifeste par une bruyante informalité. Par la simple beauté de sa personnalité, il devrait être accepté par ses frères, non pas par quelconque respect de la tradition dans laquelle il s’incruste. De nombreuses scènes nous le dévoilent, et elles semblent parfaitement inoffensives. Tandis qu’il vomit en dépeçant des animaux, tandis qu’il est appelé à s’éloigner du groupe pour une quelconque course dans les bois, tandis qu’il se fait déshabiller lors d’une fête, tandis qu’il divague avec son ami sur la nature de la bête lumineuse: bien qu’il traverse le bois avec les chasseurs, bien qu’il boive leur bière et mange leur viande, bien qu’il dorme dans la même cabane, il ne fait pas partie de cette petite communauté de chasseurs.
Ce rejet organique est d’ailleurs central au documentaire de Perrault. Avec toute l’expertise d’un cinéaste au meilleur de sa forme, il construit l’aliénation du poète avec lenteur et assurance. Jusqu’à l’explosion définitive, on a l’impression qu’on assiste à l’initiation d’un homme, taquiné par ses amis dans une sorte de rite de passage, désagréable, mais inclusif. Le problème, c’est que le poète a très mal calculé l’ambiance et l’intention de ces hommes: ils sont là pour chasser. La bière, les repas et le chalet font partie de la composition de l’événement. Mais ils sont là pour chasser, parmi des hommes aux mêmes intentions; quiconque essaie de perturber l’ordre des choses sera perçu comme un ennemi et sera rejeté avec la finalité des hommes qui débattent peu et prennent des décisions finales.
Il en a d’ailleurs été averti. Lors d’une conversation matinale avec celui qui martèlera le dernier clou dans le cercueil isolé du poète, son ami le chasseur lui explique à quel point ce rituel de chasse est la chose la plus importante au monde. Il lui dit, sans détours, que si la femme qu’il aime lui demande de s’en priver, il la quittera. En essayant de définir la chasse, de l’analyser, de formaliser le rapport introverti de ces hommes, le poète était condamné à échouer, comme un intrus entrant dans une église et tentant de faire oublier Dieu aux fidèles en pleine prière.
Tout ce que ces hommes veulent, c’est de chasser en paix. Boire, rire, et tuer. Le poète, lui, le voit autrement : il a devant lui des archétypes d’Hommes. Il voit des hommes et il les place sur un piédestal qui ne les intéresse pas du tout. Il compare l’un à la lumière, vante les mérites de l’autre, les inonde de compliments qui voudraient les emprisonner dans la définition limitée et statique qu’il se fait d’eux. Voici ce que vous êtes, et j’aime ça, leur dit-il, tous les jours.
« Tes poèmes, mets-toi les dans l’cul », lui lance le chasseur complimenté lors de leur dernière soirée arrosée, face à un poète ébahi et attristé puisqu’il leur offre le meilleur de lui-même, ce qu’ils n’ont jamais demandé, « et je me permets de te dire ça parce que la viande que je t’ai faite, que t’as mangé, elle va passer par là aussi », lui explique-t-il. Bien que ce soit une élucubration du poète qui aura donné le titre au documentaire, c’est cette réplique qui le complète. Son or n’a aucune valeur ici.
Avec La bête lumineuse, Pierre Perrault ajoute une création inévitable à son œuvre cinématographique. Il dresse un portrait fidèle, intransigeant, poétique, réaliste et érudit du Québec. Comme toute grande œuvre, Perreault filme le spécifique pour atteindre l’universel. Le chalet, les jurons, le poète, les fusils, l’orignal, le sacré, le bois: ce que Perrault nous dévoile, avec La bête lumineuse, c’est l’Humanité, dans tout ce qu’elle a de moins lumineux parfois.