Filmer la guerre: une entrevue avec le producteur Jacques Turgeon
En mars 2011, une équipe de l’ONF se rendait en Afghanistan pour documenter le quotidien des soldats du 22e Régiment, en plein cœur de l’action.
De cette visite, nous avons tiré Le 22e Régiment en Afghanistan, un documentaire de trois-quarts d’heure qui, pour une rare fois, donne directement la parole aux soldats et dépeint leur quotidien à même leur théâtre d’opération. (Vous pouvez visionner gratuitement 6 extraits de ce film ici.)
Dans le même temps, l’ONF prépare un autre documentaire, d’envergure plus vaste celui-là, sur l’histoire du 22e Régiment de sa création à aujourd’hui. Ce film, dont la sortie coïncidera avec le centenaire du Régiment, inclura aussi des séquences tournées en Afghanistan en mars dernier.
Peu après son retour du tournage, je me suis entretenue avec le producteur exécutif Jacques Turgeon, dans son bureau de l’ONF à Montréal. Voici un aperçu de ce dont nous avons discuté.
Carolyne Weldon : Vous revenez d’Afghanistan. Qu’êtes-vous allé faire là-bas?
Jacques Turgeon : Nous sommes allés tourner un documentaire que l’ONF prépare avec Radio Canada sur l’histoire du Royal 22e Régiment, en collaboration aussi avec les organisateurs des célébrations du centenaire du 22e Régiment en 2012. Le Royal 22e Régiment basé à Valcartier est un régiment qui a fait les première et deuxième guerres mondiales, la Guerre de Corée (1950-53) en plus de nombreuses missions de paix. Dans ce contexte, l’Afghanistan est la première mission de combat du Royal 22e depuis les années 1950.
On a été assez surpris. On s’attendait à arriver à Kandahar et à rester là, plus ou moins. Mais dès le lendemain de notre arrivée, on a eu l’opportunité de monter dans un hélicoptère et de partir au front, dans certaines des positions les plus avancées du front, même, comme Panjwa’i. Les F.O.B. [Forward Operation Base], qu’ils appellent.
CW : Avec qui êtes-vous parti ? Aviez-vous une équipe nombreuse sur le terrain ?
JT : Nous étions 4. Claude Guilmain – réalisateur, François Vincelette – directeur photo, Mélanie Ganthier – preneuse de son et moi-même, le producteur exécutif.
Tout le temps que nous étions là-bas nous étions aussi accompagnés de la Capitaine Mélina Archambault, Officier d’affaires publiques du GT 1er R22e, une sorte de « directrice des communications ». Elle mangeait avec nous, dormait avec nous dans les camps.
Initialement, on avait l’intention de rencontrer certains militaires au Canada et les retrouver par la suite, en Afghanistan. Dans ce but-là on s’était rendu à Ft. Wainwright [en Alberta] faire un tournage préalable.
Il y a différents soldats qu’on avait rencontré là qu’on a retrouvé par la suite, mais ce ne sont pas nécessairement des extraits ou des histoires qui vont se trouver au montage. Ce n’était pas nécessairement les personnages les plus intéressants, au final. C’est ça le documentaire. Tu pars avec une idée, et tu sais jamais ce que la vie va t’amener.
CW : Comment avez-vous été reçu sur place? Quelles ont été les réactions à votre projet?
JT : On a été très bien accueillis. La différence entre nous et la grande majorité des journalistes qui couvrent l’implication canadienne en Afghanistan est qu’eux y vont à leurs frais, s’y rendent sur des vols commerciaux, doivent obtenir les permissions, les accès, etc. Nous, on a tout fait de manière militaire.
Nous sommes partis d’Ottawa dans des avions militaires, avec des militaires. Ce sont de très hauts avions, à l’intérieur tu peux rentrer un bulldozer, ou un tank. Ça fait un vacarme infernal. Il faut mettre des écouteurs.
D’Ottawa on est allés en Allemagne, où l’on a été en attente pour 3-4 jours. C’est que vois-tu, notre départ pour Kandahar coïncidait avec la décision canadienne d’intervenir en Lybie. Alors on a passé quelques jours là-bas. On a vraiment suivi le rythme militaire.
Une fois sur place, on a eu très vite accès à tout. On a vu la vie au camp. On a assisté à une choura, une réunion du conseil de chefs tribaux locaux. On a observé la construction d’une école. Tout ça nous a donné une vision assez large de l’implication canadienne en Afghanistan telle qu’elle se vivait en mars dernier.
La particularité de notre projet est que ce sont les soldats eux-mêmes qui parlent. Personne n’interprète leur parole ni ne présente leurs propos. Ça offre un nouveau regard sur la guerre – le leur.
Nous avons donné la parole à tout le monde, du simple soldat au plus haut officier. Nous avons récolté des témoignages vraiment authentiques. Toutes les portes nous étaient ouvertes.
Nous pouvions parler de tout, à la seule condition que ça ne compromette pas la sécurité des troupes.
CW : Dormiez-vous et mangiez-vous avec les troupes dans les baraquements? Vous y sentiez-vous en sécurité?
JT : Nous menions la même vie que les militaires. Nous nous sentions toujours en relative sécurité. Reste que c’est toujours un peu un climat de tension. On entend des rafales de mitraillettes, des avions de patrouilles, des hélicoptères, des explosions.
On était toujours dans un climat de guerre.
CW : Pouvez-vous décrire l’un des moments forts de votre séjour? Avez-vous en tête un moment plus frappant que les autres?
JT : Durant notre séjour [le Caporal] Yannick Scherrer est mort. Il a sauté sur une mine à Panjwa’i le 27 mars, durant une patrouille. C’était une patrouille exactement comme celle à laquelle nous avions nous-mêmes pris part, même pas 3 heures plus tôt. Il était la 155e victime canadienne tombée au combat.
Nous avons pu assister à la cérémonie observant son décès, à la base. On nous a permis de filmer la minute de silence observée par ses confrères – une cérémonie qui est très rarement filmée et/ou présentée au public. On nous a également permis d’assister à une autre cérémonie, plus intime celle-là, mais par respect, nous n’avons pas apporté nos caméras.
Au total, c’est une expérience qui marque. C’est une expérience que chaque membre de l’équipe va se rappeler jusqu’à sa mort. Pour ma part, je ne croyais pas vivre la guerre de mon vivant. J’avais réussi à éviter ça à date. L’équipe, maintenant, quand on se croise, on ne se parle que de ça. On suit les actualités afghanes de proche, depuis. Une expérience comme ça, ça reste.
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