La rencontre du jazz et du cinéma à l’ONF | Perspective du conservateur
Jazz et cinéma présentent plusieurs similitudes. Leur invention a lieu presque en même temps. Le premier, issu des chants de travail, du ragtime et des chants religieux de la communauté afro-américaine, apparaît vers 1890 dans les orchestres de rue de musiciens noirs, dans le quartier Storyville à La Nouvelle-Orléans. Le second fait son apparition en 1895 au Grand Café à Paris, alors que les frères Louis et Auguste Lumière organisent la première projection publique d’un film à l’aide d’un appareil qu’ils viennent d’inventer : le cinématographe.
Jazz et cinéma deviennent vite des arts populaires et traversent rapidement les frontières qui les ont vus naître. Les deux trouvent leur consécration au siècle dernier et comptent, encore aujourd’hui, des artistes au talent exceptionnel.
La première rencontre entre le jazz et le cinéma se produit en 1927. Le film The Jazz Singer d’Alan Crosland raconte l’histoire de Jakie, un chanteur de jazz de cabaret tiraillé entre son ambition de faire carrière à Broadway et la tradition familiale juive qui le destine à devenir, comme son père, officiant et chantre à la synagogue. The Jazz Singer comporte des scènes chantées et une scène dans laquelle on entend les protagonistes parler, ce qui en fait le premier film sonore et marque ainsi la fin du cinéma muet.
La rencontre entre le jazz et le cinéma dans les films de l’ONF a lieu peu de temps après la création de l’organisme fédéral, soit en 1941. C’est le cinéaste d’animation Norman McLaren qui est le premier à utiliser ce type de musique dans un film. La pièce Jingle Bells de Benny Goodman and His Orchestra accompagne les dessins sur la pellicule de McLaren dans Mail Early (1941).
Mail Early, Norman McLaren, offert par l’Office national du film du Canada
Afin de souligner la Journée internationale du jazz le 30 avril prochain, ce billet voudrait revenir sur quelques moments forts dans les rapports qu’ont entretenus le jazz et le cinéma dans les films de l’ONF.
Des films sur le jazz
Plusieurs réalisatrices et réalisateurs s’intéressent au jazz comme phénomène musical. Dans son court métrage documentaire Toronto Jazz (1963), Don Owen part à la rencontre des musiciens de jazz de sa ville natale, Toronto, qui a, selon lui, la réputation auprès de ses collègues cinéastes du Québec d’être une ville ennuyeuse. En filmant une bande d’excentriques du monde du jazz torontois, il veut défaire ce préjugé.
Jazz scandale
Le cinéaste montréalais Martin Duckworth, quant à lui, porte son attention sur trois pianistes de jazz, leur style et leur approche musicale. Le jazz – Un vaste complot (1988) donne la parole et la scène aux pianistes québécois Oliver Jones et Jean Beaudet ainsi qu’au pianiste originaire de Moldavie (ancienne république soviétique) Leonid Chizhik, alors que les trois artistes sont les invités du Festival de jazz de Montréal. Le film rappelle que le jazz est encore considéré à l’époque par les évêques catholiques du Québec et les autorités soviétiques comme une musique scandaleuse.
Le Jazz – Un vaste complot, Martin Duckworth, offert par l’Office national du film du Canada
La Nouvelle-Orléans
La même année, le documentariste André Gladu nous emmène à La Nouvelle-Orléans pour remonter aux sources d’une musique dont l’histoire passe par les parades et les fanfares de rue, l’esclavage, les cireurs de chaussures, les vendeurs de rue et les cérémonies vaudoues. Liberty Street Blues (1988) n’est pourtant pas un film historique sur les origines du jazz de La Nouvelle-Orléans, mais un documentaire bien ancré dans le présent. Le musicien et professeur de musique Michael White, lui-même originaire de La Nouvelle-Orléans, sert de guide au cinéaste et l’entraîne dans les rues et les maisons de la ville, là où chanteuses, chanteurs, musiciennes et musiciens noirs se regroupent pour faire de la musique. Des spectacles, parfois improvisés, qui témoignent de toute la richesse des valeurs et de l’identité de la culture afro-américaine.
Liberty Street Blues, André Gladu, offert par l’Office national du film du Canada
Montréal, ville de jazz
Les girls (1999) de Meilan Lam et Robert Paquin donne la parole à trois danseuses qui ont connu la grande époque des légendaires cabarets noirs montréalais qu’étaient le Rockhead’s Paradise, le Terminal et le Café St-Michel. Bernice, Tina et Olga se rappellent leur brillante carrière de danseuses professionnelles dans ces établissements, où l’on pouvait voir des spectacles de danse et entendre de la musique jazz toute la nuit. Ce film aborde tout un pan méconnu de l’histoire de Montréal et des communautés noires, qui va des années 1920 aux années 1960, époque où la ville était l’un des grands centres du jazz en Amérique du Nord.
Les Girls, Meilan Lam et Robert Paquin, offert par l’Office national du film du Canada
Enfin, le documentaire animé Oscar (2016) de la cinéaste Marie-Josée Saint-Pierre relate les moments importants de la carrière du légendaire pianiste de jazz Oscar Peterson. Né dans le quartier de la Petite-Bourgogne à Montréal, ce prodige du piano fait ses débuts à l’âge de 17 ans dans des cabarets de sa ville natale, notamment à l’Alberta Lounge, où il est repéré par l’impresario américain Norman Granz. Peterson jouera au Carnegie Hall de New York pour la première fois en 1949, pour ensuite triompher sur les plus grandes scènes du monde.
Oscar, Marie-Josée Saint-Pierre, offert par l’Office national du film du Canada
Une trame sonore jazz
Toutefois, les relations qu’entretiennent le jazz et le cinéma dans les films de l’ONF ne se limitent pas à des documentaires sur le jazz. Une multitude de films documentaires, d’animation et de fiction utilise ce type de musique comme trame sonore. Mentionnons, au passage, La fiction nucléaire (1978), documentaire de Jean Chabot qui contient de la musique d’Ornette Coleman, ainsi que les films d’animation Âme noire (2000) de Martine Chartrand, qui a recours au talent d’Oliver Jones, et Train en folie (2009) de Cordell Barker, soutenu par la musique entraînante de Ben Charest, compositeur de la musique du film Les triplettes de Belleville (2003).
Train en folie, Cordell Barker, offert par l’Office national du film du Canada
Toutefois, deux films en particulier valent la peine qu’on s’y attarde un peu. Le premier est un chef-d’œuvre d’animation, tourné sans caméra et réalisé par deux grands artistes de l’après-guerre. Le second est un film phare de notre cinématographie, premier long métrage de fiction d’un réalisateur qui, avec ce film, fait résolument entrer le cinéma québécois dans la modernité. Les cinéastes de ces deux films ne se contentent pas d’utiliser une trame sonore jazz comme accompagnement, mais font de la musique une partie essentielle de leur œuvre, un élément significatif primordial, sans lequel leur film n’aurait plus de sens.
Voir la musique
Caprice en couleurs (1949) de Norman McLaren et Evelyn Lambart représente un moment fort quant aux rapports qu’entretiennent le jazz et le cinéma dans les films de l’ONF. La musique d’Oscar Peterson, interprétée par le Trio Oscar Peterson, n’est pas simplement utilisée ici pour accompagner les images ou encore suggérer une ambiance. C’est plutôt le contraire ! Les images du film ont pour but de nous faire voir la musique que l’on entend ! Mais comment y arriver ? Les deux cinéastes ont d’abord défini les motifs musicaux développés par Peterson et son trio pour ensuite créer des schémas visuels qui s’harmonisent parfaitement avec ces motifs. Cette harmonie entre la musique et l’image passe tantôt par une parfaite synchronisation des deux, tantôt par des décalages ou encore par une concordance entre le rythme de la musique et celui des images qui défilent sous nos yeux. La réussite est totale ! Il suffit de voir les premières secondes du film pour s’en convaincre.
Caprice en couleurs, Norman McLaren et Evelyn Lambart, offert par l’Office national du film du Canada
Au-delà de l’animation
Afin de réussir ce tour de force, McLaren et Lambart ont utilisé diverses techniques. Aucune caméra n’a été employée pour le tournage. Ils ont dessiné directement sur la pellicule à l’aide de pinceaux, de brosses, de rouleaux et même d’éponges. Les deux artistes ont également réalisé des dessins en grattant la pellicule noire, au moyen de petits objets pointus, comme un scalpel ou une aiguille. Il est intéressant de mentionner que McLaren et Lambart ne se sont pas contentés de créer du mouvement en modifiant un dessin une image à la fois (comme on le fait généralement pour créer l’illusion du mouvement en animation). Ils ont aussi peint et dessiné sur des pans entiers de pellicule, sans se soucier de la limite imposée par les 24 petits cadres qui font une seconde de film. Les deux cinéastes avaient besoin de créer de nouvelles formes, de nouvelles images, d’aller au-delà de la manière traditionnelle d’animer un dessin, une image, pour créer un rythme, du mouvement, en harmonie avec la musique endiablée de Peterson.
Cinéma spontané
Le deuxième film dont il faut parler, c’est le premier long métrage de Gilles Groulx. Après avoir réalisé de courts documentaires, le cinéaste travaille ensuite sur un projet de fiction. Le film, qui doit faire partie d’une série de courts métrages sur l’hiver, s’intitule Chronique d’une rupture. Avec le soutien du producteur Jacques Bobet, Groulx réussit à en faire un long métrage et change le titre pour Le chat dans le sac. Cette œuvre emprunte aux méthodes de tournage et aux techniques du cinéma direct, mais déjà Groulx rejette cette façon de faire, qu’il trouve forcée, et parle plutôt d’un cinéma spontané. Il travaille à partir d’un scénario déterminé à l’avance dans ses grandes lignes, mais demande aux acteurs et actrices d’improviser les dialogues en cours de tournage. Le chat dans le sac (1964) est un film-miroir (l’expression est de Groulx) qui veut renvoyer une image des Canadiennes françaises et Canadiens français, enfermés dans une société dominée par une classe dirigeante majoritairement anglophone, provoquer une prise de conscience et forcer à agir pour changer les choses.
Le chat dans le sac, Gilles Groulx, offert par l’Office national du film du Canada
La musique de Coltrane
Mais pourquoi tous ces détails quant à l’approche de Groulx ? Ils sont essentiels pour apprécier toute la signification du choix d’une trame sonore jazz par le cinéaste pour son film. Cette trame est composée en partie de pièces du saxophoniste John Coltrane. Sa musique cadre tout à fait avec ce cinéma spontané, ce scénario déterminé à l’avance dans ses grandes lignes et ces dialogues improvisés. Les standards de jazz (ceux de Coltrane comme ceux de la plupart des autres compositeurs et compositrices de jazz) ne sont-ils pas des structures musicales déterminées qui laissent place aux improvisations des interprètes ? Groulx voit également un lien entre les conditions sociales du peuple canadien-français de l’époque, aliéné et exploité par une classe dirigeante anglophone, et celles de la population afro-américaine, aliénée et exploitée par une classe dirigeante blanche. Pour le cinéaste, le jazz, une musique inventée par la communauté noire, est tout à fait approprié pour soutenir les intentions de son film.
Visionnez cet épisode de Pause ONF consacré à la rencontre artistique entre Coltrane et Groulx.
Pause ONF | La rencontre artistique entre Coltrane et Groulx, Simon Rouillard, offert par l’Office national du film du Canada
Je vous invite à voir ou à revoir les films qui sont mentionnés dans ce billet et à visiter notre chaîne sur le jazz en cliquant ici.