Motto : entrez dans les coulisses de la création de la nouvelle aventure de Vincent Morisset
De quoi Motto est-il le nom ? Est-ce un film ? un jeu vidéo ? un livre interactif ? un poème visuel ? une chasse au trésor ? un traité de philosophie ? une fiction ? un documentaire ? de l’art contemporain ? Rien et un peu de tout cela à la fois. Motto, c’est un étrange objet, une curiosité assez inclassable à l’heure où les créations numériques se réduisent essentiellement aux webséries et aux réalités virtuelle ou augmentée. Cette « aventure qui traverse les murs » selon les mots de ses créateurs, c’est l’histoire d’un fantôme prénommé Septembre qui s’est lié d’amitié avec le narrateur.
Cela se passe sur internet, exclusivement à partir d’un téléphone intelligent ; les utilisateurs sont invités à participer à l’expérience à partir de leur propre environnement, de leur propre « réalité », en filmant eux-mêmes de courtes vidéos qui viendront alimenter la trame générale de l’aventure, en se mêlant à des milliers d’autres images récoltées partout dans le monde.
Motto est un objet numérique non identifié, irréductible à un « genre » ou à une « école ». Il est signé par le studio de création numérique de Vincent Morisset, AATOAA, avec la complicité du romancier montréalais Sean Michaels, et produit par l’ONF. Un attelage qui a déjà fait ses preuves avec le « film pour ordinateur » BLA BLA en 2011 et la « marche en forêt interactive » (sur ordinateur ou dans un casque de réalité virtuelle) Jusqu’ici en 2015. Retour sur les quelques trois années de travail qui ont permis à Motto de se glisser dans nos poches…
À l’origine
Pour bien cerner les enjeux créatifs soulevés par Motto, et pour bien comprendre le cheminement qui a conduit à l’œuvre finale, il faut comme toujours remonter aux origines. Vincent Morisset a la réputation de ne pas être très « bavard » quand il s’agit de coucher sur papier des intentions, des notes scénaristiques ou des choix de réalisation, et pour cause : chez AATOAA, portes et fenêtres restent ouvertes. On n’effectue pas de choix a priori, on préfère laisser libre cours aux expérimentations et aux essais, une garantie de belles découvertes (et, inévitablement, de petites déconvenues). « Il trouve en faisant, résume la productrice de l’ONF Marie-Pier Gauthier, et c’est ce qui est séduisant. Nous sommes sensibles à sa démarche artistique, nous préférons une bonne idée de départ qui pose de multiples questions plutôt que des solutions toutes faites pour un processus créatif sans surprise. »
Interpeller le regard
Il y a bien sûr des prémisses. Des intuitions et des inspirations. « J’aimerais explorer la notion de création de sens », écrit Vincent Morisset dans son tout premier document de travail. Une première page blanche qu’il noircit en poursuivant : « Comment le cerveau joint les points, lit entre les lignes, fait des associations. » Il esquisse une forme possible : « Une quantité impressionnante de contenu visuel, une structure algorithmique qui met en relation ces choses ensemble et un processus interactif qui nous permet d’évoluer dans ce flot d’images et de sons. J’aimerais faire le saut dans une démarche qui se rapproche plus du processus documentaire grâce à une cueillette [d’images] faite par moi et des collaborateurs (en ligne et sur le terrain). Le non-contrôle du processus de documentation et le caractère aléatoire de l’assemblage seront à la fois déroutants, fascinants, surprenants, et atteindront des moments de grâce. » L’horizon est défini, les intentions artistiques sont posées ; reste à trouver le meilleur chemin pour s’en approcher.
L’idée qui sous-tend le projet, c’est la volonté d’interpeller notre regard, de le questionner, de le faire évoluer, et donc de changer nos perceptions à partir d’images venues de toutes parts. Entre les lignes, on lit la quête d’une expérience interactive nouvelle, quelque chose qui n’aurait jamais été fait et qui n’existerait pas ailleurs, quelque chose qui puisse bousculer et émouvoir les auditoires.
Ralentir pour réfléchir
Cette sortie des sentiers déjà arpentés par AATOAA — cette fameuse « zone de confort » — repose sur plusieurs hypothèses qui fondent le processus créatif. Il y a d’abord l’utilisation du téléphone intelligent. Vincent Morisset écrit : « Avec un processus de tournage unique et de la technologie démocratisée, on veut arriver à une collection de points de vue et de moments que l’on ne voit jamais ou que l’on voit rarement à l’écran. » Aujourd’hui, on peut enregistrer des images à tout moment et en tout lieu grâce à ce concentré de technologie qui prolonge nos yeux et nos mains. Comment convertir cette possibilité continue de filmer en un acte créatif et participatif ? Comment transformer les utilisateurs en glaneurs et glaneuses d’images qui prendraient tout leur sens avec le projet ? (Agnès Varda fait partie des références qui ont alimenté Motto, tout comme Snapchat, Italo Calvino, Christian Marclay, W. G. Sebald, le film Dans la peau de John Malkovich ou encore le site astronaut.io.)
À ces questions s’ajoute l’envie de travailler sur le montage des images ainsi cueillies avec nos caméras de poche. De labourer le « pouvoir de l’interstice », comme l’écrit Vincent Morisset. « Dès le départ, nous avons l’idée de proposer à un maximum de personnes de réaliser de petites vidéos, avec l’intuition de créer des liens et des rapprochements entre elles », explique Caroline Robert, l’une des complices d’AATOAA. En convoquant le célèbre effet Koulechov, l’équipe envisage ce projet comme un immense jeu de cartes qu’on tirerait au hasard pour les juxtaposer et ainsi créer un sens nouveau qui ne serait pas contenu dans les différents éléments du collage. En somme, 1 + 1 = 3. Ce souhait de jouer sur un assemblage plus ou moins aléatoire d’images serait susceptible de faire naître une forme de poésie, fragile et précieuse. Qui plus est, en misant sur la sérendipité, l’hypertexte et la non-linéarité, le procédé épouse certains aspects de la nature fondamentale du web, chère à Vincent Morisset.
« La caméra devient notre interface et notre mode d’interaction »
– Vincent Morisset
À l’heure de l’essor toujours plus frénétique des réseaux sociaux, à l’heure du zapping généralisé et du scroll à l’infini, des messages ultracourts et des vidéos éphémères, le projet est enfin pensé comme une invitation à ralentir, et donc à réfléchir. Déjà dans Jusqu’ici, nous étions amenés à nous promener dans une mystérieuse forêt, et à prendre le temps de l’explorer, de la découvrir, de nous familiariser avec le monde potentiellement merveilleux qui se cache au bord du chemin et qui ne se révèle que si nous prenons le soin de porter attention à lui. « Personne ne t’attend, personne ne compte les points », nous indiquait-on alors à l’orée du bois. C’est une démarche similaire ici, celle qui fait le pari du « slow web », que les créateurs entreprennent avec Motto. « Le projet “challenge” le temps internet tel qu’on le connaît et tel qu’on le consomme », résume Marie-Pier Gauthier. De fait, on serait plus proche de l’économie (de l’attention) d’un livre que de celle de Twitter.
La recherche de la bonne forme
Une des particularités de l’Office national du film du Canada est qu’il peut permettre aux créateurs de développer leurs idées, de pousser leurs réflexions et d’approfondir un projet lors d’une « phase d’études ». Celle-ci va se dérouler entre décembre 2017 et mars 2018 pour l’équipe d’AATOAA, et elle va permettre de lancer des recherches tous azimuts.
Le temps de l’exploration
Dans ce « trio qui travaille par télépathie », Édouard Lanctôt-Benoit est le « codeur », celui qui met les mains dans le cambouis numérique pour tenter d’en extraire quelques trésors. Et, pour trouver des pépites dans son tamis, il faut ratisser large. C’est donc l’heure des tests, des essais et des prototypes. On conserve des choses, on en écarte d’autres… et c’est ainsi que se construit petit à petit la « boîte à outils » de Motto, mais ce sont bien les contraintes éditoriales du projet — sa direction, sa mécanique — qui guident d’abord les options et les choix technologiques.
Les premières expérimentations tournent autour de l’intelligence artificielle (IA). On combine vision par ordinateur et apprentissage automatique des images par les machines. On tente l’analyse de vidéos avec un logiciel qui permet de repérer des formes, des gestes ou des objets. On essaie la reconnaissance faciale pour tenter de repérer les visages qui apparaissent sur des images. En théorie, l’intelligence artificielle est très poussée, mais elle ne semble convenir ni aux ambitions du projet ni à son ADN. « L’IA est intéressante parce qu’elle est encore imparfaite aujourd’hui, explique Vincent Morisset. Elle ouvre de nouveaux possibles, mais nous n’avons pas réussi à trouver autant de moments de grâce que nous l’espérions pendant nos expérimentations. Dans 80 % des cas, c’était trop banal, ou pas assez intéressant. La poésie, ça reste quand même le propre de l’humain… »
En ce qui a trait à la reconnaissance faciale, par exemple, Édouard Lanctôt-Benoit se rend compte qu’elle ne permet pas de prendre en charge de petites vidéos au format des téléphones, de qualité réduite donc, qui alternent des visages en gros plan et des visages en plans beaucoup plus larges. Il lui a donc fallu redoubler d’efforts et d’imagination pour tordre les potentialités de l’intelligence artificielle et les plier aux besoins du projet. De la même manière, le travail mené autour de la vision par ordinateur n’aura pas été vain : utilisée comme outil d’interaction, cette analyse de l’image en temps réel va permettre aux créateurs de demander aux utilisateurs de réaliser de petites actions (tourner sur soi-même, mettre sa main devant la caméra, etc.) et d’y réagir aussitôt qu’elles auront été réalisées. L’option est retenue, car elle correspond à la volonté des créateurs de Motto de développer une nouvelle forme d’interactivité.
Parallèlement, les premiers tests de montage sont menés, comme de multiples autres expérimentations qui occuperont l’équipe d’AATOAA pendant près d’une année. On en retrouvera trace dans le projet final : les effets spéciaux travaillés ci-dessous nourriront la structure et l’esthétique globale de Motto.
La quête de la matière première
Et c’est peut-être dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes.
La volonté de proposer une expérience mobile alimentée par la foule (« crowdsourcée ») est une affaire culottée. Le fouillis d’images que l’on récolte dans une telle entreprise peut vite se transformer en bouillie audiovisuelle si l’on n’y prend pas garde. Aussi faut-il donc veiller, comme dans toute bonne recette de cuisine, au bon dosage des différents ingrédients pour que la sauce prenne à tous les coups. Or, l’annotation de vidéos par mots-clés, aussi rudimentaire soit-elle au regard des technologies numériques aujourd’hui disponibles, permet d’engager des montages de vidéos éparses de manière tout à fait convaincante.
Mais pour tester les potentialités d’un montage intelligent et algorithmique, il faut d’abord se constituer une banque d’images suffisamment vaste pour nourrir le projet. Cela commence avec les archives personnelles de Caroline Robert (la « monteuse » et l’« artiste visuelle » du trio d’AATOAA) et de Vincent Morisset. Puis c’est la pêche sur internet, et sur YouTube en particulier, pour une utilisation temporaire d’images qui seront remplacées au fur et à mesure par des créations propres à Motto. On recherche notamment de la beauté dans la banalité du quotidien (y compris dans des déchets ménagers !). On classe ensuite toutes ces images par catégories : « animaux », « mains », « ciel », « danse », « lieux », « roadtrip », etc. Caroline Robert les répertorie aussi en fonction de concepts plus abstraits : « beauté » (« beautiful »), « solitude » (« loneliness »), « fins » (« endings »), etc. Ces familles de vidéos, sans lien apparent entre elles, pourront ensuite être convoquées et rejouées comme des mots que l’on manipule pour construire des phrases grâce aux outils développés par Édouard Lanctôt-Benoit.
Il y aura également d’autres images, qui ont été expressément visées, pour compléter cette première banque avant les contributions des utilisateurs de Motto. Marie-Pier Gauthier explique : « L’une des difficultés du projet, c’est la quantité de contenus qu’il demande. On a dû se limiter, car il n’était pas possible d’acheter du matériel audiovisuel dans le monde entier. En tant que producteurs, nous ne mettons jamais de veto, mais nous avons des impératifs budgétaires à respecter. » Qu’à cela ne tienne, avec un peu d’imagination et d’ingéniosité, des images seront puisées au Musée canadien de la nature d’Ottawa pour des collections de roches et de plantes ou pour un squelette de cheval, ainsi qu’au Neues Museum de Berlin pour le buste d’Akhenaton. Et il y aura aussi une expédition au Chili — nous y reviendrons…
Autre vieux pot susceptible de contenir une bonne soupe : la paréidolie, ce phénomène basé sur l’illusion d’optique qui fait que nous pouvons voir ou reconnaître des visages et des objets dans la forme d’un nuage, dans de la fumée, des taches, un paysage, un caillou, etc. Pour stimuler cette potentialité visuelle, les créateurs décident pour Motto d’avoir régulièrement recours à un split-screen, un écran coupé en deux au milieu duquel se reflète la même image, engageant alors l’imaginaire vers autre chose que ce que l’image désigne formellement. « Cet effet de miroir dans les vidéos, c’est comme des portes qui s’ouvrent, comme des passages vers un autre monde, celui de Septembre. On l’utilise aussi comme refrain ou comme un générique avant chaque nouveau chapitre », remarque Caroline Robert.
Le défi technologique
Ultime challenge : il faut que le dispositif fonctionne parfaitement, sans exception ; comprenez : en tout temps, en tout lieu et… sur tous les téléphones intelligents. S’adapter aux différents appareils qui permettront de recevoir Motto implique de concevoir des chemins multiples pour un même résultat. Et il ne s’agirait pas de faire brûler les téléphones ! Le défi est de taille : « Il faut que tous les utilisateurs puissent filmer, enregistrer des images et les envoyer sur notre serveur, il faut que nous puissions ensuite ajouter les textes et les effets spéciaux et que le rendu soit le même, quels que soient les terminaux mobiles », explique Édouard Lanctôt-Benoit.
Le programmeur poursuit : « Il faut que l’interface soit la plus fluide possible, avec le moins d’indications pour l’utilisateur. Il faut comprendre sans avoir besoin d’un tutoriel. Le but, c’est que tout soit vraiment magique. Il faut que ça fonctionne extrêmement bien pour qu’on puisse se concentrer sur l’expérience, et pas sur la technologie. Il faut que celle-ci se fasse oublier, et c’est le sens de notre travail ». Précisons que Vincent Morisset n’a pas fait le choix d’une application et a préféré rendre Motto accessible à partir d’un navigateur web et de l’adresse motto.io « parce que c’est gratuit, instantané et que je suis un amoureux du web et des plateformes ouvertes et libres ».
Tous ces développements technologiques s’élaborent dans un constant jeu de ping-pong entre les créateurs. On prototype, on teste, on évalue, on continue ou on arrête. Et cela, de manière continue. Avec tous les membres de l’équipe d’AATOAA, et un nouveau venu pour l’occasion : le romancier montréalais Sean Michaels.
Prends ton portable
Va sur motto.aatoaa.com
Filme comme ça se présente, sans dentelle
Centre le sujet
Sois succinct
Essaie des trucs
Sois toi
Vincent Morisset
La recherche de la bonne histoire
Une fois la forme du dispositif posée, comment aller plus loin ? Les images vont constituer un « patchwork impressionniste », une sorte de canevas ouvert et de poème visuel, mais faut-il articuler cela avec une dramaturgie ? Avec un début, un milieu et une fin ? Et si oui, comment ? Comment faire de Motto un récit qui soit plus profond et plus palpitant qu’une simple accumulation d’images ?
Travailler avec des mots, et avec un auteur de littérature, c’est une première pour Vincent Morisset à ce stade de l’élaboration d’un projet. Il connaît l’écrivain montréalais Sean Michaels de longue date : les deux hommes ont déjà collaboré en 2008 au documentaire Miroir noir consacré au groupe de musique Arcade Fire et, plus récemment, aux textes d’accompagnement de Jusqu’ici. Étant donné qu’ils sont issus d’univers très différents, le pari est osé.
Sean Michaels arrive dans le projet après un an de travail, en avril 2018, en amont de la phase de développement, quand les créateurs commencent à entrevoir les contours et les potentialités de Motto. Vincent Morisset lui montre des images, des tests, mais se garde bien de lui donner des directives. L’idée, ici encore, c’est de laisser infuser les choses, d’avancer dans le brouillard en attendant que celui-ci se dissipe et que tout s’éclaire à la sortie de la forêt.
Les contraintes de la création littéraire
Avec l’auteur de Corps conducteurs et de The Wagers, l’équipe d’AATOAA s’interroge : quelle histoire raconter ? Dans quel format ? Avec quel ton ? Faut-il privilégier une succession de nouvelles indépendantes les unes des autres, comme une série de podcasts, ou envisager un arc dramatique unique et un récit chapitré ?
La méthode itérative, avec ces incessants allers-retours entre créateurs, va une nouvelle fois porter ses fruits. La vision de Vincent Morisset, le montage et les images de Caroline Robert, les trouvailles technologiques d’Édouard Lanctôt-Benoit influent sur la créativité de Sean Michaels, et vice-versa. Tout ce qui a été imaginé pendant un an par AATOAA est autant de contraintes pour l’écrivain, et le processus est parfois frustrant, car l’auteur ne dispose pas de tous les outils au préalable ; il doit donc s’adapter, composer avec ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Cela étant, une image donne des idées de mots qui provoquent un désir d’autres images, et ainsi se construit l’histoire, étape après étape. Marie-Pier Gauthier constate : « Sean a attaché tous les bouts de ficelle ensemble, il a créé le fil narratif qui manquait. » Et comme l’explique Vincent Morisset : « Le filon narratif donne le sens et le courant de la rivière. »
Sean Michaels est par exemple guidé par la volonté de proposer une expérience qui dépende du contexte dans lequel se trouve l’utilisateur. Sa localisation (dans une cuisine, un train, dans la rue et, plus fondamentalement, à l’intérieur ou à l’extérieur) est envisagée comme le pivot de chaque proposition que fera Motto aux spectateurs. Pour Vincent Morisset, « le contexte et la réalité des gens font partie de l’histoire ».
Et ce sont finalement les expérimentations en matière de montage qui vont guider les créateurs vers la nécessité de tisser une seule histoire. Ils s’aperçoivent, au fur et à mesure des prototypes, qu’il est nettement plus intéressant de proposer aux utilisateurs d’enregistrer eux-mêmes une vidéo qui réapparaît dans le programme non pas immédiatement, mais bien plus tard. Jouer sur la longueur et sur l’attente permet d’imaginer des créations de sens plus fines, plus poétiques, plus fortes. « Les contributions des utilisateurs deviennent en quelque sorte la mémoire du projet, résume Caroline Robert. Si on demande de dessiner du vent sur une feuille et d’envoyer ce petit clip, l’image va acquérir un tout autre sens dans un autre contexte, et cela sera d’autant plus étonnant que le spectateur ne s’y attend pas. »
Images-mémoire
C’est à partir des images et des essais de montage que Sean Michaels commence à broder des phrases. Au fil de ses expériences scripto-visuelles, il acquiert la conviction que les images peuvent être considérées comme des souvenirs. Autrement dit : « Ce que tu me montres me fait penser à… » Il écrira plus tard, sur le site de l’ONF : « Malgré leur aspect brut et leur caractère somme toute banal, les instantanés vidéo que réalisent les gens paraissent étrangement nimbés de mystère. Ils semblent évoquer des souvenirs, ou des symboles. Lorsqu’ils se répètent, on dirait des refrains. »
L’absence sera donc au cœur de l’expérience, et cela permet aux créateurs de contourner la difficulté de construire un récit sans connaître à l’avance les images que les utilisateurs choisiront de partager à partir de leurs environnements respectifs. (Or, celles-ci agiront également comme des mots qui viendront s’entremêler à ceux de Sean Michaels). Les vidéos ne se référeront donc pas à une présence, à un « ici et maintenant », mais elles seront interprétées comme quelque chose qui n’est déjà plus là. Ce qui correspond à l’essence de la photographie et du cinéma, envisagés dès leurs débuts comme un moyen de retenir le temps : l’inscription d’un phénomène, d’un objet ou d’un visage sur la pellicule l’« immortalise », et le sauve de l’oubli. « On ne montre jamais vraiment ce dont on parle, on reste dans la suggestion et on conserve ainsi la liberté de créer du sens de manière assez inattendue », observe Sean Michaels.
La naissance du fantôme
Pour raconter une histoire, il est généralement utile de l’incarner par des personnages. Mais l’éventuel recours à des comédiens est vite écarté. Si le narrateur reste invisible, pourquoi ne pas jouer aussi avec un personnage principal qu’on ne verrait jamais ? Et, mieux encore, pourquoi ne pas en faire un fantôme ? « Mais sans tomber dans le surnaturel, précise tout de suite Sean Michaels, il nous fallait une histoire où la présence d’un fantôme soit normale, où l’on ne puisse pas interroger son bien-fondé ou sa réalité. »
My friend is a ghost.
They can walk through walls.
Their name is September.
Les trois premières phrases sur lesquelles les créateurs s’accordent posent une question fondamentale : celle du genre — et de sa traduction (réalisée par Catherine Leroux, Prix du Gouverneur général du Canada en 2019). En anglais, « they » permet de rester neutre, mais, en français, il va falloir choisir : il ou elle ? Masculin ou féminin ? Les auteurs ne veulent pas enfermer leur personnage dans une case, et ne souhaitent pas que la relation qu’il entretiendra avec l’utilisateur puisse être influencée par son sexe. On ne réagit pas de la même façon en face d’un homme ou d’une femme selon que l’on est homme, femme, ou non-binaire. Surtout, Vincent Morisset souhaite que l’on puisse se projeter dans l’histoire, quel que soit son passé, son profil ou son environnement. Rester flou en ménageant la porosité entre les genres permet de rester plus ouvert aux émotions des auditoires. Le personnage principal sera donc défini de manière aléatoire ; ce sera parfois un homme, parfois une femme.
Et il ou elle s’appellera Septembre. Sean Michaels avait noté que, dans Light Boxes, un récit à la fois étrange et très poétique, le romancier Shane Jones avait nommé un esprit « February ». Il s’en inspire et jette son dévolu sur « Septembre » : « Juin ou juillet me semblaient des mois plutôt féminins et mars, plutôt masculin. Novembre, c’est un peu noir. Septembre, de mon point de vue, permet de rester dans la neutralité que l’on cherchait et évoque quelque chose de mélancolique, comme la fin de l’été. »
Rencontres au Chili
Sean Michaels apporte évidemment bien davantage que du « liant » ou du « lien » entre les images ; il invente notamment le style du texte. Vincent Morisset résume : « Il nous fallait trouver le juste milieu entre le trop ludique et le trop lourd. Il nous fallait aussi inspirer confiance : comment amener les utilisateurs dans un état d’esprit libre, généreux, sensible à la découverte ? » Pour le romancier, c’est en multipliant les petites expériences littéraires en rapport avec les images qu’il se convainc qu’un ton léger et espiègle conviendra le mieux à « l’humeur » du programme, sachant qu’il s’agira aussi d’obtenir de la part des utilisateurs des réponses surprenantes à des sollicitations inattendues, avec cette volonté d’offrir chaque fois des surprises et du plaisir.
Un autre choix s’est imposé, et il concourt à l’efficacité des adresses aux spectateurs : la concision et la précision du texte. Trouver la bonne mesure a été un processus long et difficile ; les phrases sont réduites à l’essentiel, elles interpellent et bousculent. C’est bref, mais ce n’est pas « bon marché » pour autant. L’ensemble est conçu pour être « plus près », « plus petit », « plus fin ».
Du point de vue de la dramaturgie, le chapitrage d’une histoire « linéaire » induit des défis d’inventivité. Chaque fois, il faut trouver quelque chose de nouveau pour alimenter la narration et le suspense, pour varier le style et pour ménager les émotions. « On ne peut pas appuyer continuellement sur les mêmes cordes sensibles », concède Sean Michaels. Là encore, en gardant à l’esprit qu’il convient de proposer un schéma narratif classique (situation de départ, élément perturbateur, climax, dénouement), la toile se tisse au fur et à mesure des échanges entre créateurs. C’est ainsi que le chapitre 5, « dans la tête de Septembre », est conçu après la mise en scène de la « dispute » entre l’esprit et Motto, triste et en colère à la suite de la « disparition » de son ami(e).
Flash-back pour un autre moment important, d’un point de vue dramatique et visuel : la rencontre. C’est au Chili que tout se concrétise, et c’est au Chili que, dans le processus de création comme dans l’avancée de l’histoire, tout s’accélère. Dans le maelström d’images qui tourbillonnent sur le web (le fameux « rabbit hole »), les auteurs s’arrêtent sur une main géante qui trône dans le désert d’Atacama. Cette sculpture impressionnante de Mario Irarrázabal va devenir la clé de voûte de l’édifice, et aussi la promesse d’un tournage « comme un pèlerinage » pour Vincent Morisset. Là-bas, il tourne des images qui vont devenir fondamentales pour Motto, des mains et des clés qui se perdent dans le sable… Entre fantastique et réalisme, avec ces doigts qui s’élèvent dans le ciel de manière très aérienne tout en étant solidement ancrés à la terre, on a à la fois la sensation d’un mirage fantomatique et l’impression d’être confronté à un bloc de béton armé très concret. Ce lieu sera celui des rencontres : entre le narrateur et le personnage principal d’abord, mais aussi entre le créateur et son projet, et peut-être également entre l’œuvre et l’utilisateur. Un pacte comme lorsque l’on se tape dans la main en quelque sorte, pour certifier une promesse ou un pari…
Accompagner et décomplexer
Dans un film, les premières minutes sont souvent cruciales pour emporter l’adhésion du spectateur. Même chose pour un livre, dont les premières lignes engagent notre lecture de l’ensemble. Ici aussi, il se joue quelque chose de spécial avec l’écriture du premier des six chapitres, et de crucial pour la réussite de l’expérience.
Le choix est fait dans l’introduction de conduire les utilisateurs avec douceur, de les prendre par la main pour qu’ils se saisissent au mieux de Motto, qu’ils en comprennent les enjeux et le jeu de la participation. L’accroche aurait pu être plus forte, ou plus « disruptive », mais cela aurait fait courir le risque de perdre le mobinaute en route. Caroline Robert ajoute : « Nous devions décomplexer tout le monde, signifier que nous n’attendions pas de “belles” contributions et qu’on ne s’adressait pas à des “artistes”. “Oubliez la performance, et sentez-vous libres !” C’est l’une des raisons pour lesquelles les premières images sont assez brutes, banales, comme on peut en avoir tous dans notre téléphone. » Sages précautions pour garantir une participation pertinente des auditoires, et ainsi nourrir une nouvelle forme d’interactivité…
La recherche d’une interactivité « organique »
Jouer avec la participation du public dans un projet interactif est toujours un drôle de défi. De l’aveu même de Vincent Morisset, c’est « un casse-tête absolu ». Comment donner envie de participer ? Et que proposer en échange ? Quelles seront les satisfactions de l’utilisateur quand il s’investira dans l’œuvre ? Et comment l’inciter à revenir ? Quel pourrait être le moteur de son engagement ?
Anonymisation et universalité des contenus
Avec le poids toujours grandissant des réseaux sociaux et les débats houleux sur les données personnelles qui les accompagnent parfois, on est plus que jamais prudent quand on évolue en ligne. Il faut donc rassurer les utilisateurs sur les bonnes intentions de Motto. Instaurer la confiance. Et cela passe ici par l’anonymisation de tous les contenus offerts par les internautes. Prenez-vous en photo, et un bandeau vous masquera les yeux. D’autres effets spéciaux avaient été envisagés par Édouard Lanctôt-Benoit, mais celui-ci s’est avéré le plus efficace (et ludique : on peut écrire dessus), car, en plus d’être rassurant, il est sans doute le plus immédiatement compréhensible.
Une fois l’utilisateur rassuré, il convient d’être en mesure de capter et de garder son attention. Ce qui induit d’être en mesure de s’adresser à tous, de pouvoir embrasser tous les utilisateurs, quels qu’ils soient. C’était la beauté de BLA BLA, la réussite de Jusqu’ici ; c’est aussi celle du web en tant que langage : l’universalité (des contenus et des usages) concourt au succès des œuvres qui transcendent les barrières culturelles. C’est en ce sens d’ailleurs que Motto s’appelle Motto : le nom de code du projet est devenu son titre parce qu’il est intelligible en français comme en anglais, parce que sa sonorité comme son graphisme en font quelque chose qui « parle » au-delà du mot. « Comme le projet, il est un peu caméléon », confie Vincent Morisset.
D’une manière similaire, il n’y a pas de son, pas d’intonations dans Motto — et pourtant, on a bel et bien la sensation qu’une petite voix chuchote au creux de notre oreille. Pas de visages reconnaissables donc, et des images qui évoquent des références, que l’on habite à Montréal, à Tokyo ou à Marrakech. Cette universalité dans l’adresse textuelle et visuelle aux auditoires permet d’accueillir potentiellement la planète entière dans le projet. Rappelons que cette accessibilité étendue est l’une des missions d’un service public comme l’ONF et, si le processus de création est expérimental, la finalité ne l’est pas. Cette « petite » œuvre présente l’ambition d’être aussi grande que le public auquel elle s’adresse…
De l’intimité
Cela étant dit, la réponse la plus évidente à cette nécessaire « capture » de l’utilisateur par Motto réside in fine dans la forme du projet. D’abord, et c’est presque un luxe, parce que chacun peut le consommer à son rythme, comme un livre dont on interrompt la lecture de temps à autre (et ici comme avec un bon roman, pour en retarder aussi l’achèvement). Ensuite, parce que l’interaction qu’on nous propose est très spécifique.
Motto demande une vraie participation à l’utilisateur, un effort physique, intellectuel, des déplacements, des recherches, des découvertes. L’ambition affichée, c’est de proposer une interactivité « cérébrale », de mettre les utilisateurs dans un état d’esprit particulier, propice à l’expérience. Il ne s’agit plus de leur proposer de manipuler un contenu ou une interface ; ils vont devoir donner d’eux-mêmes, s’investir, être imaginatifs et inventifs. Le programme le leur rendra bien en rejouant les images qu’ils leur confient. Et quand on voit apparaître sur notre écran « nos » propres prises de vue, on devient d’autant plus attaché à l’expérience. Le jeu devient une joie, un ravissement très personnel.
Cette sensation d’intimité, construite à partir de l’objet technologique qui nous est manifestement le plus proche, provoque des émotions, suscite la réflexion sur des choses aussi fondamentales que la nature humaine, les réjouissances de la vie, le temps qui passe, la mémoire, etc. Elle nous exhorte à revisiter notre quotidien, à le voir différemment, à y puiser des sources d’inspiration, dans les belles choses comme dans les détails moins reluisants.
Ce faisant, un dialogue se noue entre Motto et l’utilisateur. Du vouvoiement, lui comme nous passons finalement au tutoiement. Un lien se crée, car le programme nous semble attentif et attentionné, prévenant et curieux. En un mot : généreux. Il s’adresse à nous directement, il nous incite à des actions qui relèvent du dévoilement, voire du dénudement ; on lui offre en retour quelque chose qui nous appartient, propre à notre entourage, sous couvert d’anonymat bien sûr. Et petit à petit, une amitié apparaît.
Vincent Morisset évoque « des intimités qui nourrissent une histoire commune ». Et il dit vrai : la réinjection de nos images dans le programme nourrit la sensation de (co)construire ensemble, à trois, un univers habitable et désirable, et plus largement de créer une communauté (virtuelle) de semblables. Comme si tous ces fragments intimes pouvaient construire une mémoire collective.
Quelle participation ?
C’est cet « archivage instantané de réalités qui s’enlacent avec une fiction » qui compte le plus pour les créateurs. Ils n’avaient pas d’attente quantitative particulière quant à l’engagement des auditoires, et s’émerveillent aujourd’hui de chaque contribution, qu’ils reçoivent « comme un cadeau ». Toutes les vidéos téléversées dans Motto font bien sûr l’objet d’un travail de curation régulier, et manuel. Certaines sont ajoutées durablement dans la banque d’images qui a fondé le projet, d’autres ne seront visibles que par leurs auteurs. Les utilisateurs se prêtent au jeu, certains reviennent plusieurs fois sur le programme, avec cet état d’esprit authentique et bienveillant tant recherché tout au long du processus de création.
Ce faisant, avec cette œuvre que les auteurs et les producteurs ont pensée et construite pour qu’elle puisse être pérenne dans le temps, il va se constituer au fil des mois une somme documentaire qui pourra in fine nous renseigner sur l’époque qui est la nôtre. À n’en point douter, l’irruption des masques dans notre quotidien y sera aussi visible que les changements de saison ou les variations de lumière.
Dans ce contexte difficile où règnent les plateformes de médias sociaux spécifiquement designées pour empêcher les internautes d’y échapper, Motto prouve aussi qu’il est possible d’imaginer autre chose, de créer d’autres usages. « Et quand les gens sortent du lac pour venir dans notre rivière, ils remarquent que l’eau y est bonne », dit en souriant Vincent Morisset.
Motto s’échappe
Pour changer le monde, il faut changer la représentation que l’on s’en fait, dit-on. Et le monde a bien changé pendant le printemps 2020, mais seules trois lignes de texte ont été modifiées pour prendre en compte le confinement planétaire de près de la moitié de l’humanité provoqué par la pandémie de coronavirus. Preuve si l’en est que Motto a touché et visé juste.
Avec cette œuvre inédite qui s’enrichit à mesure qu’elle est fréquentée, AATOAA nous engage dans une réflexion collective sur la signification de l’existence en ces temps « modernes », et troublés. Et Motto est une œuvre tellement vivante qu’elle s’échappe parfois de son support de création et de réception ! Le hasard a conduit les créateurs à imaginer une lecture « live » de leur œuvre, pour la première fois au festival britannique Electric Dreams à l’été 2020, puis au Festival du nouveau cinéma de Montréal à l’automne de la même année et avant d’autres exhibitions à venir. Comme les quelques essais de diffusion en temps réel de programmes en ligne qui ont précédé, l’expérience induit de revisiter l’œuvre en en proposant une nouvelle chorégraphie. Ici, Sean Michaels lit le texte (parfois épaulé par une autre personne pour la version française), Caroline Robert manipule le téléphone, Édouard Lanctôt-Benoit assure la régie et Philippe Lambert compose une musique d’accompagnement. Inspirée des pratiques de Twitch, la proposition permet de voyager au travers des yeux et du téléphone de quelqu’un d’autre, et engage un nouveau regard comme un nouveau rapport avec l’objet initial.
Alors, à la question de savoir de quoi Motto est-il le nom, que nous nous posions au début de cet article, Vincent Morisset répond que c’est « une boîte magique dans laquelle les choses entrent ». On y met ce que l’on veut et, divine liberté comme suprême cadeau, on en tire le sens que l’on veut. Le projet engage aussi un peu de nous, de notre maison, de notre quartier ou de notre environnement dans l’expérience et, en cela il nous donne le sentiment de partager quelque chose qui nous est cher avec d’autres utilisateurs. Cette petite fenêtre ouverte sur le monde crée un lien sensible entre semblables, nous transporte vers les autres à partir de notre propre intimité. Et c’est finalement un sentiment de partage — et de bonheur d’avoir partagé — qui nous étreint à la fin du programme. Avec l’envie, sans doute, d’inciter nos proches à rejoindre la belle farandole d’images imaginée par les créateurs. Assurément, Motto est une œuvre libre et ouverte pour des esprits libres et ouverts. Qui nous susurre à un moment : « La vie dépend de la manière dont on l’aborde. »
Rédigé par Cédric Mal (Le Blog documentaire) en collaboration avec le Studio interactif de l’Office national du film du Canada.