Un journaliste au front | 4 questions au réalisateur Santiago Bertolino
Après Carré rouge sur fond noir, le réalisateur Santiago Bertolino présente Un journaliste au front, un documentaire dans lequel il suit le journaliste indépendant canadien Jesse Rosenfeld (The Daily Beast, The Guardian, The Star) au cœur des principales zones de conflits au Moyen-Orient.
À l’aube de la première mondiale du film en clôture des RIDM, le réalisateur avait répondu à quelques-unes de nos questions.
Entrevue avec un cinéaste qui s’est rendu « au front ».
Comment as-tu rencontré Jesse Rosenfeld et pourquoi est-il devenu le sujet de ton film ?
En 2011, j’ai rencontré Jesse pour la première fois sur la « Flottille de la liberté pour Gaza ». Le bateau de la délégation canadienne était ancré en Crête et devait se rendre à Gaza pour briser le blocus de manière symbolique et apporter de l’aide humanitaire à la population.
Le personnage m’a tout de suite fasciné. C’était un jeune journaliste de 27 ans, un Torontois qui avait décidé de s’installer à Ramallah et d’écrire des reportages sur la situation en Palestine. Il avait l’air passionné, il comprenait bien la réalité des activistes qui avaient embarqué sur le bateau et il avait une connaissance très poussée des enjeux politiques au Moyen-Orient. Il travaillait à la pige et réussissait à vivre de ses articles tout en ayant un point de vue critique sur la situation. Je m’étais toujours demandé si c’était possible de vivre du journalisme engagé et Jesse en était la preuve…
Le personnage m’est resté en tête, et c’est deux ans plus tard, en 2013, que je l’ai appelé. Je venais de finir mon premier long métrage documentaire, Carré rouge sur fond noir, et je cherchais un nouveau sujet de film. J’avais envie de faire un documentaire dynamique sur la situation politique au Moyen-Orient, je me demandais ce qui allait se passer après le printemps arabe. Et je me suis dit, comme ça : « Pourquoi ne pas découvrir le Moyen-Orient à travers la réalité d’un jeune journaliste pigiste ? Pourquoi ne pas suivre Jesse directement sur le terrain et lever le voile sur son métier ?»
Quand je l’ai contacté, il était justement de passage à Montréal. On s’est rencontrés, je lui ai fait part de mon désir de le suivre sur le terrain pendant une longue période. Le lendemain, je faisais une première entrevue avec lui dans le parc du Mont-Royal pour vérifier comme il était à la caméra. C’était parfait ! Il était loquace, fasciné par la situation politique au Moyen-Orient et complètement naturel. Après l’entrevue, il m’a dit : « OK, man, you can meet me in Ramallah in one month. » Un mois plus tard, j’avais amassé un petit montant pour me rendre là-bas de manière autonome, et c’est comme ça que l’aventure a commencé. À mon retour, après 10 jours, j’ai monté une petite démo vidéo que j’ai proposée à l’ONF qui a embarqué dans le projet.
Partir seul avec tout un équipement professionnel, sillonner le Moyen-Orient, traverser les frontières, qu’est-ce que cela représentait pour toi ?
Durant le tournage du documentaire, je n’ai travaillé avec un directeur photo (caméraman) qu’à deux occasions : d’abord en Israël, juste au début de la dernière guerre entre Israël et Gaza, en juillet 2014 ; puis dans la bande de Gaza, un an après.
Cela avait de bons côtés : pendant que le caméraman ne pensait qu’à filmer, moi, je pouvais me concentrer sur mes entrevues, mieux observer ce qui se passait autour de moi et lui faire des propositions. Lorsque j’étais avec Jesse, le caméraman pouvait aussi aller prendre des beauty shots. Le tournage offrait donc une plus grande variété de plans. Mais il y avait aussi des inconvénients : il me fallait gérer une deuxième personne, prendre du temps pour échanger avec mon caméraman ; Jesse n’avait plus le réflexe de se confier à moi avec naturel, je sentais moins l’esprit de complicité qu’on avait réussi à établir pendant le tournage précédent, en Égypte. Le fait que je sois derrière la caméra permettait que Jesse parle directement à l’objectif ; je trouvais cela plus dynamique.
Quand j’étais seul avec lui, on partageait la même chambre d’hôtel. Celle-ci devenait un peu sa salle de rédaction : c’est là qu’il se documentait, qu’il écoutait les bulletins télévisés, qu’il réagissait à chaud aux événements. C’est comme ça que je pouvais réellement capter toutes les étapes de rédaction d’un article ainsi que ses impressions sur le vif. Et dès qu’il se passait quelque chose d’intéressant, j’allumais la caméra. C’était vraiment le concept de la caméra-crayon : je filmais un peu à la manière d’un journaliste qui prend des notes, c’était très réactif.
J’ai donc travaillé en homme-orchestre la majeure partie du temps. Je cumulais les postes de réalisateur, de caméraman et de preneur de son. En fait, j’ai souvent procédé de cette façon, si bien que j’étais habitué. Quand j’ai commencé à faire des documentaires sociaux, il y a 15 ans, je travaillais de cette manière. C’était surtout par nécessité, parce que je n’avais pas de financement. Je n’avais pas les moyens de me payer une équipe avec un caméraman et un preneur de son, mais j’ai appris à être efficace, et j’aime filmer aussi ! C’est surtout pour le son que ça devient un peu plus complexe pour moi. Par exemple, il faut gérer le micro-cravate, être capable de changer les batteries d’une main tout en tenant la caméra de l’autre… Et je me suis débarrassé de mon trépied : cela faisait trop d’équipement à traîner pour une seule personne.
Ce film, est-ce une forme d’engagement social ?
Dans Un journaliste au front, mon engagement social s’exprime par le choix de mon personnage, un reporter pigiste qui pratique une forme de journalisme effectivement plus engagé que ce qu’on a l’habitude de lire dans la presse mainstream.
Ce sont des reportages très fouillés, et qui offrent un point de vue critique sur les choses. Jesse dit en entrevue qu’il souhaite que ses articles amènent les gens à prendre position : « Si les gens ne font rien, je n’ai pas bien joué mon rôle. »
Pour moi, Jesse ne verse pas dans cette sacro-sainte objectivité qui oblige parfois les journalistes à créer un équilibre entre des points de vue adverses et qui, finalement, crée plus de confusion qu’autre chose dans la compréhension d’un sujet, car elle amène les gens à ne plus savoir quelle perspective adopter et entraîne une espèce de « je-m’en-foutisme » généralisé par rapport au sort de la planète.
Quand la riposte d’Israël apparaît disproportionnée par rapport à une attaque du Hamas, par exemple, Jesse le dit, et ce sont des faits. Si les journalistes d’Al-Jazeera sont victimes d’une arrestation abusive, il le prouve, et il ne cherche pas à créer un équilibre entre le point de vue du gouvernement et celui des défenseurs de la liberté de la presse. La vérité se trouve souvent dans un camp, celle du respect des droits de la personne et de la justice sociale… Cette opinion est sûrement discutable, mais c’est la mienne et je l’assume.
La majorité de l’information dont on dispose sur le reste du monde repose trop souvent sur les agences de presse qui ne font que relayer des faits de manière expéditive, sans approfondir le sujet, créant cette impression qu’on nous rapporte toujours la même chose de l’actualité internationale. Une explosion a eu lieu à tel endroit, les forces armées ont tenté de repousser l’ennemi… Pour moi, c’est crucial que les Québécois, les Canadiens soient mieux informés sur ce qui se passe à l’étranger, à travers une perspective dont ils se sentent proches. C’est comme cela, entre autres, que les gens vont mieux comprendre la réalité des nouveaux arrivants au Canada, ou qu’on peut combattre certains préjugés racistes. L’information sur le reste du monde participe à l’ouverture d’esprit !
En quoi ce documentaire diffère-t-il de tes précédents films ? Comment s’inscrit-il dans ton parcours de cinéaste ?
Depuis mon dernier documentaire, mon approche cinématographique a évolué. Dans Carré rouge sur fond noir, ma caméra était plutôt observatrice, j’étais un spectateur. Je filmais le réel en me mettant en retrait, sans vraiment faire face à mes personnages, sans qu’on m’entende intervenir. Avec le recul, en regardant à nouveau le film, je me suis rendu compte qu’on ne sent pas assez mon point de vue d’auteur sur les aspects abordés. Avec Un journaliste au front, j’ai ajouté la dimension qui manquait.
Dans ce deuxième long métrage documentaire, je suis devenu plus interventionniste dans mon approche à l’égard de mon personnage. Je ne fais pas que capter l’action du moment, j’interagis avec lui. On entend mes questions en hors champ, on ressent ainsi davantage mon point de vue. Je deviens moi aussi un protagoniste du film… Dès le début du documentaire, Jesse me parle directement. Comme je filme moi-même, cela fait que mon personnage me répond directement à la caméra, on sent que celle-ci devient une sorte de regard subjectif sur ce qu’il est en train de vivre. J’ai aussi voulu, dans ce deuxième film, augmenter la proximité avec mon personnage. Je le suis partout où il va, et à force de vivre des moments dangereux ensemble, on devient complices, une équipe qui s’entraide, la distance entre la caméra et lui se réduit, ce qui amène Jesse à se confier avec naturel. Tout se fait de manière plus organique.
Visionnez gratuitement Un journaliste au front :
Un journaliste au front, Santiago Bertolino, offert par l’Office national du film du Canada
Merci pour cet excellent documentaire.
Toute cette destruction, cette misère, ces morts et j’ai l’impression que nous en sommes encore au même point.
J’ai bien aimé l’affirmation de notre responsabilité faite par Jesse et que je partage pleinement.
Dommage qu’on ait que des nouvelles et pas plus d’information – qu’on nous formate celles qu’on nous présente de sorte qu’on arrive difficilement à se faire une opinion sur la réalité des enjeux et qu’on fait le silence sur les drames humains qu’elle cache.