Une tête disparaît : entrevue avec Franck Dion
Une tête disparaît de Franck Dion fait partie de la sélection officielle du prestigieux Festival international du film d’animation d’Annecy, qui a lieu du 13 au 18 juin 2016. Produit en collaboration avec l’ONF, Arte et Papy 3D (la maison de production du cinéaste), le film a été fait en partie dans les studios de l’ONF, à Montréal. Nous avons profité de l’occasion pour rencontrer le cinéaste et producteur français. Entrevue avec un artiste qui sort de l’imaginaire.
Que raconte Une tête disparaît?
Le film raconte l’histoire de Jacqueline, une petite dame d’un certain âge qui est très dynamique et qui prend le train tous les ans à son anniversaire pour aller au bord de la mer. Elle y va pour manger du poisson, prendre un petit verre de vin blanc et regarder la mer du Nord. Très vite, on découvre qu’elle porte sa tête sous son bras. Elle l’oublie même à la brasserie de la gare. Elle est aussi suivie par une très grande femme, qui est venue la chercher à la maison de retraite. Jacqueline n’aime pas trop se faire suivre par cette femme, qui l’agace prodigieusement et qui, en plus, l’appelle… maman.
Quelle a été votre motivation pour faire ce film?
Une tête disparaît est en quelque sorte une porte de sortie d’un projet sur lequel je m’étais engagé. Suite à mon troisième court métrage, Edmond était un âne, on m’a contacté pour coréaliser ce projet de long métrage. C’était une méga production dont je n’étais absolument pas l’auteur, ni graphique ni du scénario. J’y ai travaillé pendant un an et demi environ. Très vite, je me suis rendu compte que j’étais très malheureux, parce que je ne pouvais pas faire ce que je voulais. Je n’étais tout simplement pas à ma place. J’aime faire des courts métrages d’auteur et cela me manquait. L’idée d’Une tête disparaît m’est donc venue quasi dans l’urgence pour avoir un prétexte de quitter cette production.
Et vos inspirations?
D’abord, j’avais envie de faire un film avec des femmes. Dans mes trois films précédents, les personnages principaux sont essentiellement tous des hommes. D’ailleurs, même si elle n’est pas très présente dans l’histoire, j’ai eu beaucoup de plaisir à travailler sur le personnage de la femme d’Edmond. J’avais envie de parler des femmes et d’adopter leur point de vue. Elles ne me font pas peur!
Je voulais aussi faire une histoire d’amour, mais je ne trouvais pas les articulations. Ce moment correspondait à une période de ma vie où, dans mon entourage proche, j’étais confronté à un cas de maladie mentale dégénérative. J’ai donc été témoin de la douleur que pouvait engendrer ce type de maladie. J’ai eu envie d’en parler. En même temps, je me disais que de parler de perte de mémoire, c’est aussi « original » que de parler de la faim dans le monde. C’est un sujet hyper exploité! Moi le premier, lorsque je vois un truc sur l’Alzheimer, ça me gonfle un peu.
Pourtant, c’est un sujet universel, comme l’amour…
Bien voilà! J’avais donc envie d’aborder le sujet à ma façon. Je n’avais pas du tout envie de faire un film déprimant. Je suis donc parti du point de vue de la personne malade, en occurrence Jacqueline. C’est une femme d’un certain âge, qui est très dynamique et très digne. Très énervée aussi, parce qu’elle considère qu’elle est une adulte, à juste titre, et qu’elle n’a pas besoin de personne pour l’accompagner pour prendre le train. Cette idée me plaisait beaucoup aussi : le fait de parler d’une femme qui, quand bien même elle n’a plus sa tête, veut conserver une certaine forme de dignité.
D’où vient cette idée de porter sa tête sous son bras?
Elle vient d’une histoire que m’a racontée ma mère à propos de mon arrière-grand-mère. À la fin de sa vie, cette dernière s’est mise à perdre la tête. Un jour, ma mère est entrée dans sa chambre d’hôpital et mon arrière-grand-mère lui a dit très sérieusement : « Tiens, Nicole. Tu ne veux pas aller chercher ma tête, qui a roulé sous le lavabo, s.v.p.? » Ma mère avait été extrêmement choquée de cet épisode. Elle était très proche de sa grand-mère et, du coup, celle-ci perdait complètement la boule. C’était très étonnant. L’image m’est restée et je me suis dit : tant qu’à dessiner une personne qui « perd la tête », il faut vraiment qu’elle la perdre physiquement. Il faut qu’elle lui échappe, qu’elle l’oubli et qu’à un moment donné, cette tête disparaisse complètement. On est en animation après tout.
Quelles ont été vos inspirations esthétiques?
Plus que jamais, je tends vers un imaginaire fantastique et poétique. C’est assez doux. Je voulais me rapprocher des illustrations que je fais régulièrement et que je publie sur ma page Facebook : Les voyages imaginaires de Franck Dion. Ces illustrations ont un graphisme légèrement différent de ce que je fais d’habitude. Elles sont plus poétiques.
Lors d’une classe de maître à l’ONF, vous avez affirmé que le personnage de Jacqueline était « un personnage éclaté, comme je les aime ». Pouvez-vous élaborer?
Pour moi, les personnages sont au centre du récit. De plus en plus, je me rends compte que j’aime mes personnages. Je m’y attache beaucoup. C’est rigolo. C’est comme s’ils étaient des entités. Il y a des gens qui croient au père Noël, alors que moi, je crois en mes personnages! Même si je fais du court métrage, j’aime leur trouver quelques complexités et quelques défauts. Qu’ils soient un peu humains. Je pense que c’est ce qui les rend attachants.
Parlons un peu du processus créatif. Comment décrivez-vous votre technique d’animation pour ce film? Comment se situe-t-il par rapport à vos projets précédents?
Ce qui différencie ce film de mes projets précédents est surtout le fait que je me suis davantage attardé à mes recherches en 3D. Tout part toujours d’un dessin papier chez moi. Cette fois-ci, comme je savais que c’était un film que je voulais faire dans une 3D un peu différente, un peu plus épurée, j’ai très vite modélisé le personnage principal. Je voulais voir ce qu’il donnait. Je voulais aussi commencer par les éclairages, les rendus de textures, etc. Ensuite, je suis revenu à l’illustration papier. Ma méthode habituelle consiste à faire un dessin, le numériser et ensuite, le mettre en couleur dans Photoshop. La colorisation est entièrement numérique.
Vous portez le chapeau de scénariste, de réalisateur et de producteur. Comment arrivez-vous à faire coexister ces trois rôles? Est-ce que le réalisateur et le producteur se chicanent parfois?
Oui, absolument. C’est pour ça d’ailleurs que je suis un peu dingue : il y a un dédoublement de personnalités qui s’opère! (Rires) Sur ce film, par exemple, j’ai eu des déconvenues de producteur. Je n’ai pas été un producteur très pugnace, disons. Je me le reproche. Par exemple, j’aurais pu être plus persistant pour aller chercher du financement. Il y en a un qui m’a fait défaut et cela m’a mis dans l’embarras. J’ai dû revoir à la baisse le temps d’animation et le nombre de postes. Après, j’ai pu récupérer en rééquilibrant le budget pour que le film se fasse dans des conditions décentes. Chez Papy 3D, il est hors de question de produire des films où les gens ne sont pas payés aux tarifs syndicaux. Du coup, j’avais moins de moyens et de temps pour expérimenter avec la 3D et les différentes matières. Au final, j’estime que le film atteint environ la moitié du potentiel que je lui souhaitais. Mais ce sont là des facteurs de frustrations normaux en cinéma. On n’y échappe pas. Faire un film, c’est aussi faire des choix.
Qui a composé et interprété la musique du film?
Mon complice habituel Pierre Caillet a composé la musique du film. On est aussi allé chercher l’aide du musicien Akosh, un saxophoniste hongrois exceptionnel, connu pour avoir collaboré avec Noir Désir. Je voulais une musique qui s’approche du free jazz, très déstructurée, et violente même. Cette étape fût un peu fastidieuse, mais je suis très satisfait du résultat.
L’étape du son, quant à elle, s’est faite entièrement à Montréal avec l’équipe son de l’ONF. Comment s’est passée cette collaboration?
Merveilleusement bien. La qualité d’accueil à l’ONF est incomparable et comme c’est la deuxième fois que je travaille avec eux, je connais tout le monde et on s’apprécie. J’adore arriver dans les studios de l’ONF lorsque l’image est terminée, car c’est une merveilleuse manière de décompresser. Je m’en remets aux spécialistes du son et je n’ai plus qu’à donner mon avis. C’est reposant et cela donne une nouvelle énergie au film. J’ai eu l’impression de le redécouvrir après la fabrication du son.
Je vous souhaite la meilleure des chances à Annecy. Merci Franck Dion.