
Cinéma autochtone militant: les incontournables | Perspective du conservateur
Cinéma autochtone militant: les incontournables | Perspective du conservateur
Dans le cadre du Mois national de l’histoire autochtone et afin de souligner le lancement sur onf.ca de deux nouveautés en juin, La plume et le fusil (2024) d’Ossie Michelin et Face-à-face (2024) de Christopher Auchter, je vous propose cinq documentaires autochtones militants qu’il faut absolument voir.
Mais qu’est-ce qu’un film militant ? Une œuvre engagée qui met de l’avant une cause, quelle qu’elle soit, tout en dénonçant une situation injuste. Un film qui prend parti et qui cherche à faire bouger les choses. Voilà la définition que je propose pour la bonne compréhension de ce billet.
Vous êtes en terre indienne (1969) de Michael Kanentakeron Mitchell[1]
En 1967, l’ONF met sur pied un programme expérimental de production de films, Challenge for Change, dont l’objectif est de mettre en lumière les problèmes sociaux au Canada et de prôner le changement social. Une des initiatives de ce programme est la création, en collaboration avec le ministère des Affaires indiennes (aujourd’hui Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada), d’un programme de formation pour cinéastes autochtones. L’Indian Film Crew (IFC)[2], comme on a tôt fait de l’appeler, amorce ses activités au printemps 1968.
Un des premiers films produits par cette équipe est un documentaire percutant de 37 minutes qui nous plonge au cœur d’une manifestation des Kanien’kéhaka (Mohawks) d’Akwesasne en décembre 1968. Lorsque les autorités canadiennes décident d’imposer des taxes à la communauté sur ses achats aux États-Unis, contrairement à ce qui a été établi par le Traité de Jay de 1794, des manifestants et manifestantes bloquent le pont qui relie l’Ontario et l’État de New York. Quand la police s’en mêle, tente de les disperser, puis menace de les arrêter, ils répondent en substance : « Notre territoire chevauche la frontière canado-américaine, mais vos frontières ne sont pas nos frontières. C’est vous qui êtes dans l’illégalité, car toute personne qui pénètre dans une réserve autochtone se rend coupable d’une infraction, si on se fie à un avis émis par le gouvernement du Canada. Vous êtes en terre indienne. » C’est de cet argument que sera tiré le titre du film.
Vous êtes en terre indienne, Michael Kanentakeron Mitchell, offert par l’Office national du film du Canada
Vous êtes en terre indienne a remporté un prix du Palmarès du film canadien (ou prix Etrog, ancêtre des prix Écrans canadiens) en 1970 et un autre à l’American Film and Video Festival de New York, la même année. Il est considéré par plusieurs comme un des films les plus influents et les plus diffusés à être issus de l’IFC. Il se démarque par l’agilité de la caméra, l’efficacité du montage, la justesse et la pertinence de la narration, mais surtout par la présence forte à l’écran du réalisateur, Michael Kanentakeron Mitchell. Son éloquence, son charisme, ses capacités de leader traversent tout le film. Il n’est pas étonnant qu’il soit devenu le grand chef d’Akwesasne au début des années 1980.
Kanehsatake, 270 ans de résistance (1993) d’Alanis Obomsawin
Le 11 juillet 1990, la Sûreté du Québec (SQ) prend d’assaut la barricade érigée sur un petit chemin de terre par les Kanien’kéhaka de la communauté de Kanehsatake. Depuis le mois de mars, ils s’opposent à un projet domiciliaire et d’agrandissement d’un terrain de golf que la municipalité d’Oka a approuvé et qui viendrait empiéter sur une pinède faisant partie de leur territoire. Des bombes lacrymogènes sont lancées contre les opposantes et les opposants de Kanehsatake et les guerriers kanien’kéhaka de Kahnawake et d’Akwesasne venus en renfort. Plusieurs coups de feu sont échangés. L’intervention de la police provinciale tourne à la tragédie. Le caporal Marcel Lemay, un agent de la SQ, est tué dans la fusillade. Les policiers décident de battre en retraite. Profitant de la confusion qui suit l’attaque, les manifestants et manifestantes renforcent leur barrage en bloquant, cette fois, la route 334. En apprenant la nouvelle, les Kanien’kéhaka de Kahnawake, en soutien à leurs frères et sœurs de Kanehsatake, bloquent le pont Mercier. C’est le début de ce que les médias ont appelé la crise d’Oka.
Quand la cinéaste Alanis Obomsawin entend la nouvelle, elle décide tout de suite de mettre sur pied une équipe de l’ONF afin de filmer les événements qui vont suivre. Depuis le début de sa carrière, quand un fait important concernant des communautés autochtones se produit, elle se fait un devoir d’en rendre compte. Elle débarque avec sa petite équipe en croyant que le siège ne durera que quelques jours. Or, il ne prendra fin qu’après 78 jours !
Kanehsatake, 270 ans de résistance, Alanis Obomsawin, offert par l’Office national du film du Canada
Kanehsatake, 270 ans de résistance est, comme son titre l’indique, bien plus qu’un film sur les événements d’Oka. Il met en lumière près de trois siècles de résistance de la Nation kanien’kéhaka contre l’envahissement de son territoire. Il s’agit d’un point de vue de l’intérieur, celui des Autochtones qui ont vécu la crise, d’un regard unique à l’opposé des reportages télévisuels et des analyses journalistiques de l’époque. C’est une œuvre phare de la cinéaste abénaquise, un « moment charnière dans l’histoire du cinéma des Premiers Peuples », comme le souligne Jesse Wente[3], premier directeur du Bureau de l’écran autochtone.
Le totem d’origine de G’psgolox (2003) de Gil Cardinal
Gil Cardinal était un pilier du cinéma autochtone au Canada. Il a réalisé plusieurs séries pour la télévision et nombre de documentaires à l’ONF, dont celui qui fut le plus acclamé au Canada et à l’étranger, Enfant placé (1987). Né d’une mère métisse et élevé dans une famille d’accueil non autochtone, c’est dans ce documentaire éminemment personnel et bouleversant qu’il raconte son histoire. Une œuvre phare de la cinématographie autochtone qui a été maintes fois récompensée. Toutefois, j’aimerais m’attarder ici sur une autre histoire, tout aussi importante, à laquelle il a consacré les dernières années de sa carrière de cinéaste, celle d’un combat particulier mené par les Haisla et les Xanaksiyala du village de Kitamaat en Colombie-Britannique.
L’histoire commence en 1929 alors qu’Olof Hansson, le consul suédois en poste à Prince Rupert en Colombie-Britannique, découvre un totem près du village de Misk’usa. Hansson considère que l’objet est abandonné et il veut l’offrir en cadeau au peuple suédois. La plupart des grands musées européens possèdent déjà un totem, mais le Folkens Museum Etnografiska de Stockholm n’a toujours pas le sien. Avec la complicité d’Iver Fougner, un agent indien local[4], le consul fait couper le totem et l’expédie par mer en Suède, sans un accord véritable avec les habitants de Misk’usa. Il y a bien quelques négociations, dont on a peu de détails, et un échange d’argent, mais la plupart des membres de la communauté ont la conviction que le totem leur a été volé. C’est l’Aîné xanaksiyala Cecil Paul qui, en 1991, après d’intenses recherches, en retrouve une photo dans un livre d’anthropologie. Commencent alors de longues et difficiles négociations entre le peuple haisla et le musée suédois pour rapatrier le totem.
Le totem d’origine de G’psgolox, Gil Cardinal, offert par l’ Office national du film du Canada
Le film de Cardinal raconte avec brio cette histoire fascinante et révoltante à la fois. Le totem érigé en 1872 à Misk’usa était un totem mortuaire. Selon les croyances du peuple haisla, il devait rester en place jusqu’à ce qu’il pourrisse et tombe naturellement au bout d’une soixantaine d’années, afin de retourner à la Terre Mère d’où il était venu. Ce totem représentait un lien vital avec l’héritage ancestral de la communauté et il a été rompu en 1929. La narration de Cardinal fait ressortir avec force toute l’injustice commise à l’endroit des Haisla. Ses images donnent de la noblesse à leur combat et montrent tout leur savoir-faire et la richesse de leur culture. Un très beau documentaire, unique (il y en a peu sur le sujet), qui s’intéresse au pillage éhonté des biens culturels autochtones par l’homme blanc. À noter que le cinéaste a tourné une suite quelques années plus tard, Totem : rapatriement et renouveau (2007), qui rend compte des développements subséquents.
Inuk en colère (2016) d’Alethea Arnaquq-Baril
Après avoir signé un premier court métrage d’animation, Lumaajuuq (2010), dans le cadre du Labo d’animation du Nunavut de l’ONF, et avoir produit, tourné et écrit plusieurs documentaires sur la culture inuit dans le secteur privé, Alethea Arnaquq-Baril frappe un grand coup en 2016 avec son long métrage documentaire Inuk en colère. L’hebdomadaire en ligne Now Magazine l’a qualifié de cinéma militant de haute volée. Le film a remporté une vingtaine de prix au Canada et à l’étranger, dont le prix du public au festival Hot Docs de Toronto.
Mais de quoi est-il question dans ce film ? Depuis que les groupes de défense des animaux perpétuent l’idée que la chasse au phoque est une activité horrible et inhumaine, un phénomène qui a pris racine dans les années 1960, cette pratique est condamnée par beaucoup, et ce, partout dans le monde. Mais pour la cinéaste, cette vision ne correspond pas à la réalité. La grande majorité de la chasse au phoque est pratiquée par les Inuit au Canada, en Alaska, au Groenland et en Russie. Elle est un aspect vital de leur mode de vie. Elle n’a rien à voir avec les images sanglantes et spectaculaires que véhiculent les groupes de défenses des animaux. Ces groupes militent en faveur de son interdiction. Or, interdire la chasse au phoque entraîne des répercussions majeures sur les populations inuit et limite considérablement leur moyen de subsistance. En effet, ces populations tirent profit de la vente des peaux, de la viande et de l’huile. Et que faire quand l’Union européenne veut adopter une telle interdiction ? Comment se faire entendre quand « les manifestants contre la chasse au phoque font beaucoup de bruit et se nourrissent de confrontation, alors que la colère des Inuit est plus discrète[5] » ? Deux questions auxquelles le magnifique documentaire d’Aletha Arnaquq-Baril répond avec éloquence, sensibilité et colère.
Inuk en colère, Alethea Arnaquq-Baril, offert par l’Office national du film du Canada
Nîpawistamâsowin : Nous nous lèverons (2019) de Tasha Hubbard
La cinéaste, écrivaine et professeure crie Tasha Hubbard a réalisé deux documentaires importants à l’ONF, Le choc de deux mondes (2005) et Naissance d’une famille (2017), avant de s’intéresser à l’histoire de Colten Boushie, un jeune Cri de la Saskatchewan tué d’une balle dans la tête en 2016 et dont l’assassin a été acquitté. Ses films puissants, émouvants et toujours fouillés, qui militent pour les droits des Autochtones, ont été maintes fois récompensés.
Quand la cinéaste apprend la mort du jeune Boushie, le jour où il est tué, elle est frappée droit au cœur, ébranlée par la violence et la gratuité du geste. Elle réalise que cela peut arriver sur son territoire, un endroit où tous et toutes, croit-elle, devraient pouvoir se déplacer en toute sécurité. Puis, un jour, elle reçoit la visite de son père adoptif, lui-même cri, et de sa femme, qui fait partie de la même famille que le jeune homme assassiné. Évidemment, il n’est question que de cette tragique histoire au cours de leur conversation. La cinéaste leur promet alors qu’elle écrira sur le sujet. Mais les deux l’incitent plutôt à réaliser un film. C’est comme cela que débute le projet de Nipâwistamâsowin : Nous nous lèverons.
nîpawistamâsowin: Nous nous lèverons, Tasha Hubbard, offert par l’Office national du film du Canada
La force du film réside dans la façon dont la cinéaste raconte les faits entourant le meurtre de Colten Boushie et la terrible injustice qu’est l’acquittement de son meurtrier, ainsi que la bataille que mènent la mère et la sœur de Colten pour obtenir une véritable justice pour les peuples autochtones, tant sur la scène nationale qu’internationale. Nipâwistamâsowin : Nous nous lèverons est également une œuvre puissante parce que la cinéaste pousse la réflexion plus loin. Elle montre comment le racisme est bien enraciné dans le système juridique du Canada. Elle raconte l’histoire désolante du colonialisme dans les Prairies et elle propose la vision d’un avenir meilleur où les enfants autochtones pourront vivre en sécurité sur leur terre natale.
Ne manquez pas la sortie prochaine de deux nouveaux films autochtones militants sur notre site : La plume et le fusil (2024) d’Ossie Michelin, en ligne dès le 2 juin, et Face-à-face (2024) de Christopher Auchter, le 19 juin.
Vous pouvez également visiter notre section « Cinéma autochtone ».
[1] Ce n’est qu’en 2017 que Michael Kanentakeron Mitchell a été reconnu comme réalisateur du film.
[2] Il n’existe pas de traduction française officielle de ce programme, car il a été uniquement établi par la production anglaise de l’ONF. L’expression anglaise peut être rendue par « l’équipe indienne de tournage », telle qu’elle apparaît au générique de la version française du film.
[3] Citation tirée de la description du film Kanehsatake, 270 ans de résistance (1993) sur le site onf.ca.
[4] Fonction créée dans les années 1830 puis abolie en 1960. L’agent indien était un fonctionnaire qui représentait le gouvernement fédéral auprès des peuples autochtones du pays.
[5] Citation tirée du film Inuk en colère (2016) d’Aletha Arnaquq-Baril, une production d’Unnikaat Studios (Iqaluit), d’EyeSteelFilm et de l’Office national du film du Canada.