Enseignement supérieur | Au-delà du papier
Le papier où nos vies s’inscrivent
Au-delà du papier, Oana Suteu Khintirian, offert par l’Office national du film du Canada
Nous vivons dans un monde de papier. Cette affirmation peut sembler déroutante à l’ère du numérique et de la dématérialisation, mais le long métrage documentaire Au-delà du papier, de la cinéaste Oana Suteu Khintirian, montre bien à quel point ce matériau s’immisce encore et toujours dans de nombreuses facettes de nos vies individuelles et collectives.
Au-delà du papier nous emmène dans un grand voyage à travers le monde et nous fait rencontrer une diversité de personnages dont les vies sont étroitement entremêlées à celle du papier. La narration évoque, par petites touches, les enjeux souvent existentiels soulevés, pour les individus et les cultures, par le papier et par ce qui y est inscrit.
Familles de papier
Le point de départ de la cinéaste est une boîte d’archives familiales, passées de mains en mains au fil des générations et des déplacements auxquels l’histoire les a poussées, de l’Arménie au Canada, en passant par la Roumanie.
Les objets en papier qu’elle contient invitent la cinéaste à une méditation sur la mémoire familiale et sa transmission. Entre les doigts d’Oana Suteu Khintirian, de ses enfants, de sa mère et de différents membres de sa famille, les lettres, les documents et les photographies font naître toute une gamme d’émotions chez ceux et celles qui les (re)découvrent, les lisent, les manipulent.
À travers les conversations autour de ces papiers centenaires, on voit se dessiner l’histoire familiale et l’histoire plus large : celle des diasporas arméniennes et roumaines, celle de la révolution roumaine et de l’incendie de la bibliothèque universitaire de Bucarest en 1989.
Les membres de la famille d’Oana Suteu Khintirian s’interrogent sur le devenir de ces archives. Qu’en faire ? Faut-il les conserver ? Si oui, comment ? Et pour qui ? Pour explorer ces questions, le film aborde le rapport au papier des jeunes générations, en suivant notamment le fils de la cinéaste et ses camarades de classe, dont les manuels scolaires sont en train de devenir exclusivement numériques.
Mais plus qu’un schisme générationnel, le film montre le caractère rassembleur de la boîte d’archives familiales : dans les dernières minutes, on voit toute la famille réunie autour d’une table, en train de mettre au monde la prochaine vie des documents — sous la forme d’un livre, en papier, mais aussi d’une plateforme numérique.
Le papier qu’on conserve, le papier qu’on jette
Cette ambivalence entre papier et numérique, le film l’explore aussi en allant à la rencontre de spécialistes des archives, en interrogeant des historiens, des historiennes, des archivistes, des conservateurs et des conservatrices.
Là aussi, le voyage alterne entre l’intime — avec une visite des Archives Passe-Mémoire, un centre d’archives spécialisé dans les écrits personnels — et l’universel — avec des projets au gigantisme assumé tels que celui d’Internet Archive, une initiative de conservation et de numérisation à grande échelle.
Dans ses locaux de San Francisco, aux États-Unis, on aperçoit d’ailleurs une partie de l’infrastructure nécessaire à la numérisation de 20 milliards de pages par semaine : il y a des entrepôts, des conteneurs, des palettes de livres et de microfilms. On est donc loin d’un monde purement éthéré de médias dans les nuages.
Dans ce qui est peut-être son passage le plus frappant, le film nous emmène aussi à Chinguetti, une « ville-bibliothèque » de Mauritanie, classée au patrimoine culturel mondial de l’UNESCO. On y croise des chèvres bibliophiles et des érudits dépositaires d’une mémoire séculaire, celle contenue dans les nombreux manuscrits anciens, dont certains remontent au IXe siècle. Tous y luttent contre l’ensablement, la progression inexorable du désert du Sahara, et l’oubli et la destruction qui menacent ce patrimoine.
Ailleurs, dans le Jura, en France, le film croise la route de Jean-Luc Buguet, qui lui aussi lutte contre l’oubli. En tant que « papiériste » et « ressusciteur de lettres mortes », il fouille dans des décharges, à la recherche de trésors dont les autres se sont débarrassés.
Chez lui, on aperçoit un bric-à-brac de papier qu’il estime peser 70 tonnes et dans lequel, parfois, apparaît un document précieux et jusque-là inconnu. Malgré le désintérêt familial, la collection impressionne le petit-fils de M. Buguet, qui se demande comment il continuera à protéger ces montagnes de papier.
Les traces de la créativité, la pensée couchée sur papier
En passant par l’Italie et l’Argentine, le film s’intéresse au rôle du papier dans la créativité et dans nos imaginaires. Inspirée par les carnets de notes des écrivains, des écrivaines et des artistes, Marie Sebregondi évoque l’origine de la compagnie qu’elle a cofondée, Moleskine, et de ses carnets iconiques.
Notant le caractère unique du support papier, elle expose comment le papier permet un geste très simple et pourtant puissant : l’inscription de traces. Cela le rend propice à une temporalité d’observation ralentie, à des couches d’interventions successives, et donc au dessin, à l’esquisse, aux notes et à toutes les sortes d’inscriptions qui permettent à la pensée de prendre forme.
Ces inscriptions, qui permettent de mieux comprendre comment fonctionne et évolue l’inspiration créative, nous restent accessibles justement grâce à la longévité du papier.
À cet égard, le film nous rappelle à plusieurs reprises que c’est la page, et non l’écran, qui reste le support principal de la mémoire et de l’histoire, et que le papier est un média beaucoup plus stable que ce que nous laissent croire les discours célébrant le tout-numérique.
À la Fondation Moleskine, une œuvre nommée L’écriture infinie invite à la réflexion sur le caractère éphémère de l’information numérique : il s’agit d’une version géante du célèbre carnet, où les visiteuses et les visiteurs sont invités à laisser une inscription, en guise de trace d’un présent qui perdure sur le papier.
À la fin du film, la cinéaste témoigne, de manière émouvante, de sa reconnaissance envers le papier, qui a permis à sa famille de se retrouver. C’est peut-être quelque chose de notre humanité commune que le papier nous permet de retrouver, comme si les fibres de cellulose tissaient des liens ténus, solides et précieux à travers le temps.
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Juliette De Maeyer et Aleksandra Kaminska sont toutes les deux professeures agrégées au département de communication de l’Université de Montréal. Leurs recherches et leurs enseignements portent sur l’étude des médias, avec un intérêt marqué pour la matérialité des médias et la façon dont ceux-ci constituent à la fois l’infrastructure de nos existences et nos façons de connaître le monde qui nous entoure. Elles ont cofondé Paperology, un groupe de lecture et d’activités portant sur le papier.
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