L’œuvre lumineuse de Martine Chartrand
Ses films, poétiques, inspirés et d’une remarquable beauté, ont reçu plus d’une trentaine de prix internationaux, dont le prestigieux Ours d’or de Berlin en 2001 pour Âme noire (2000).
Artiste exemplaire, personnalité marquante, influente et engagée dans le domaine de l’animation au Canada, lauréate du prix René-Jodoin en 2020, qui récompense la démarche, le rayonnement, le succès et l’engagement d’un ou d’une cinéaste d’animation, Martine Chartrand mérite, sans contredit, que l’on s’attarde, à l’occasion du Mois de l’histoire des Noirs, sur son parcours exceptionnel.
Droits au cœur
Au début des années 1990, le Studio d’animation du Programme français met en branle une série de 21 courts métrages d’animation, destinée au jeune public et inspirée des valeurs mises de l’avant par la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant. Les films sont coproduits par l’ONF et l’Agence canadienne de développement international, ainsi que par des producteurs privés du Burkina Faso, de Cuba, de l’Inde et de la Tchéquie. La réalisation des films de la série, intitulée Droits au cœur, est confiée à des cinéastes aguerris, comme Jacques Drouin, Michèle Cournoyer ou Francine Desbiens, mais aussi à de jeunes artistes qui font leurs débuts en animation. C’est dans ce contexte que Martine Chartrand réalise son premier film, T.V. Tango (1992). Inspirée par les articles 17 et 31 de la convention onusienne, qui disposent que l’enfant a droit à des loisirs sains, la cinéaste raconte, en utilisant la technique classique du dessin aux crayons de couleur sur papier, comment quatre enfants se détournent de la télévision pour s’adonner à leurs propres jeux, issus de leur imagination. Le film, qui veut éveiller le sens critique des enfants face à la culture médiatique, est une très belle réussite et remporte six prix, dont celui de la créativité au Festival international du film pour enfants de Chicago en 1993 et celui de la meilleure réalisation au Black International Cinema IUSB/Berlin la même année.
T.V. Tango, Martine Chartrand, offert par l’Office national du film du Canada
L’âme noire
Forte du succès de son premier film, la cinéaste propose, à la fin de 1992, un nouveau projet de film d’animation au producteur de l’ONF Yves Leduc, sur la violence faite aux femmes. Il s’agit d’un court métrage qui aurait pour titre La dernière fois et dont l’action se situerait dans une boîte de jazz de Montréal. Elle compte travailler avec la chanteuse montréalaise de jazz Ranee Lee, dont elle a fait la connaissance récemment. Mais la cinéaste est de plus en plus habitée par la question de ses origines haïtiennes, de ses origines noires.
Dans un nouveau document de présentation qu’elle soumet au producteur Yves Leduc en novembre 1993[1], elle explique que la grande majorité des jeunes femmes et hommes noirs au Québec (elle en a croisé plusieurs sur un plateau de télévision qui disent tous la même chose) ne sentent pas acceptés ici ni représentés dans les films, les livres, à la télévision. Ils n’ont pas de modèles positifs. La cinéaste veut remédier à cela en proposant un tout nouveau projet qui s’intitule Âme noire. Elle veut raconter l’histoire des peuples noirs, leurs richesses culturelles, leurs difficultés et leurs espoirs. Ses objectifs sont de mieux faire connaître la contribution historique et culturelle des personnes noires, de sensibiliser le public à la culture noire, de valoriser la présence de la jeunesse noire ici et de favoriser l’ouverture d’esprit.
Son projet trouve écho auprès des membres du Comité du Programme français, préoccupés par la question des relations interculturelles au pays. En février 1994, malgré quelques réticences de certains membres, il faut le dire, le Comité donne son aval au projet. La cinéaste travaille avec l’historien Paul Fehmiu Brown pour peaufiner son scénario et mieux sonder cette âme noire qu’elle veut mettre en images. Le récit prend la forme de la transmission, dans un mode poétique et intimiste, alors que la cinéaste imagine une grand-mère racontant l’histoire des peuples noirs à son petit-fils.
Âme noire, Martine Chartrand, offert par l’Office national du film du Canada
Il faudra six ans à Martine Chartrand pour terminer son film. La technique de peinture sur verre qu’elle utilise est complexe, difficile et requiert beaucoup de temps, tant dans l’apprentissage que dans l’exécution. Elle suivra d’ailleurs un stage de perfectionnement en Russie auprès d’un des maîtres de cette technique, Alexandre Petrov, avant de commencer son film.
Âme noire est lancé en 2000. Le film connaît un succès énorme et reçoit pas moins de 23 prix internationaux, dont l’Ours d’or de Berlin en 2001.
Félix Leclerc et son ami Macpherson
Peu de temps après la sortie d’Âme noire, la cinéaste commence à travailler sur un nouveau projet utilisant la technique de peinture sur verre : un film sur l’amitié qui a uni, dans les années 1930, l’auteur-compositeur-interprète, poète et écrivain Félix Leclerc à un ingénieur-chimiste jamaïcain, Frank Randolph Macpherson, venu s’installer au Québec. Félix lui a d’ailleurs consacré une chanson, MacPherson, qui devient le titre du film de Martine Chartrand.
Comme le souligne le producteur Marcel Jean, dans une note envoyée au Comité du Programme français[2], ce film poursuit la démarche entreprise par la cinéaste avec son court métrage précédent, c’est-à-dire celle de raconter l’histoire des peuples noirs. Si Âme noire proposait un point de vue global, MacPherson (2012) se concentre sur une histoire plus particulière, celle d’un ingénieur-chimiste originaire de la Jamaïque, ami de la famille Leclerc.
« Macpherson travaillait pour la compagnie Abitibi-Consolidated de Trois-Rivières et habitait seul dans une maison de fortune près des terres de la famille Leclerc. Il avait une collection impressionnante de livres, aimait la musique classique et le jazz. Il racontait ses voyages au jeune Félix et l’encourageait à voyager pour mieux s’ouvrir sur le monde[3] », apprend-on dans un document rédigé par la cinéaste.
MacPherson, Martine Chartrand, offert par l’Office national du film du Canada
Avec ce film, Martine Chartrand aborde également la question de l’amour interracial. Au fil de ses recherches et de ses rencontres avec des membres de la famille Leclerc, elle a découvert que Macpherson et une des sœurs de Félix auraient entretenu une relation amoureuse. MacPherson est aussi un film sur la création, car on y voit Félix Leclerc composer sa chanson et puiser son inspiration dans les rencontres qu’il a eues avec son ami. Le documentaire Le mystère Macpherson (2014) de Serge Giguère suit le processus de création de la cinéaste sur ce film.
Le mystère Macpherson, Serge Giguère, offert par l’Office national du film du Canada
Je vous invite à voir ou à revoir les films de cette cinéaste au talent exceptionnel, pour qui la peinture sur verre, bien qu’elle soit difficile, parfois ardue, reste la seule façon de faire de l’animation. « La peinture sur verre, c’est un art très lumineux. On se sent pris dans le mouvement. C’est très différent de ce qu’on voit à l’ordinateur[4] », confiait-elle dans une entrevue publiée dans le journal Le Devoir en décembre 2020.