Peaufiner l’art de languir : Un voyage à travers la mémoire, la famille et la foi

En 2011, le rabbin Ronnie Cahana subit un grave accident vasculaire du tronc cérébral qui le laisse « enfermé », avec pour seul moyen de communication le clignement de ses yeux. Même s’il retrouve un certain usage de la parole au cours des années qui suivent, ce poète et leader communautaire bien-aimé demeure paralysé, nécessitant le soutien continu du personnel d’un établissement de soins de longue durée de Montréal.

Lorsque la pandémie et le confinement surviennent, il se retrouve complètement isolé de ses proches, ne pouvant communiquer avec eux que par le biais d’écrans.

Peaufiner l’art de languir, une puissante collaboration entre la cinéaste de renom Kitra Cahana et son père, fait appel aux images de caméras de sécurité, à des séquences d’appels vidéo et à des archives personnelles. Cet entretien avec Kitra Cahana nous renseigne davantage sur la réalisation de ce court métrage primé.

Qu’avez-vous ressenti, en réalisant ce film ?

Kitra : Toute personne qui vit, travaille ou a un proche dans un établissement de soins de longue durée sait à quel point les premiers jours de la pandémie ont été terrifiants. Dès le début, nous avons vu des reportages sur des centres en Espagne, aux États-Unis, puis ici à Montréal, où le manque de personnel était devenu si grave (en raison de travailleuses ou travailleurs malades ou effrayés par le virus) que les patientes et patients étaient complètement abandonnés, sans personne pour s’occuper d’eux. Dans bon nombre de ces établissements, l’armée a dû évacuer les pensionnaires et beaucoup n’ont pas survécu, alors que de nombreuses morts auraient pu être évitées.

Au Canada, la pandémie a mis à rude épreuve un système déjà sous-financé et en sous-effectif, et nous avons assisté avec horreur à l’augmentation du nombre de décès. C’est dans ce contexte que j’ai décidé de réaliser ce film qui, à bien des égards, est devenu mon havre de création loin de l’anxiété et du chagrin que nous avons tous vécus. Bien que je n’aie pas pu entrer dans le bâtiment où loge mon père, le filmer à distance m’a permis de concentrer mon regard, dans un état presque méditatif, sur les gestes de soins quotidiens.

Les conversations quotidiennes au cours desquelles je l’interrogeais sur son expérience de l’isolement et de la solitude avaient un sens et un but. Mon père s’accroche à sa joie comme à un moyen de survie, ce qui fait qu’il n’éprouvait pas autant de peur et d’angoisse que j’en ressentais depuis l’extérieur du bâtiment. Le film était donc une sorte de terrain intermédiaire qui nous permettait d’essayer de créer ensemble quelque chose de beau qui parlait de ce que nous vivions tous les deux.

Vous avez collaboré avec votre père à plusieurs projets artistiques, dont votre série de photographies Still Man et votre récent documentaire Peaufiner l’art de languir, depuis son accident vasculaire du tronc cérébral en 2011. Comment avez-vous abordé cette collaboration permanente avec votre père ? Considérez-vous que ces œuvres se font écho ?

Kitra : D’une certaine manière, je considère ces projets comme une seule et même entité. Ils sont le prolongement l’un de l’autre, bien que réalisés dans des langages visuels très distincts. La série Still Man explore et tente de faire voir la dimension spirituelle intérieure que comporte la connexion de son corps à son esprit par le biais d’images photographiques superposées, tandis que Peaufiner l’art de languir est constitué de gros plans vidéo pixellisés de sa vie, alors qu’il se trouve isolé dans sa chambre pendant la pandémie. Le langage visuel de ce film est en grande partie une méditation sur les espaces, les objets et l’univers des soins et de la prise en charge.

Notre relation, je crois, est à son meilleur lorsque nous collaborons afin de transposer le matériel de nos vies en objets de beauté. Je suis devenue une aidante au début de la vingtaine lorsqu’il a eu son premier accident vasculaire cérébral et j’ai eu du mal à assumer ce rôle. Utiliser notre relation comme un vecteur de créativité et de collaboration est ce qui m’a permis d’atténuer cette épreuve et en a fait un lieu de production et de création. Je crois que ce travail est en perpétuel cheminement : ce n’est pas parce que j’ai fait des photos et un film qu’il prendra fin.

Les CHSLD ont été l’épicentre de la pandémie de COVID-19, notamment au printemps 2020. Pourquoi les personnes nécessitant des soins de longue durée pendant la pandémie sont-elles particulièrement vulnérables ? Comment avez-vous vu les pratiques de soins s’adapter au cours de la pandémie ?

Kitra : C’est absolument déchirant de dire cela, mais je ne pense pas que les choses se soient améliorées le moins du monde dans les soins de longue durée au Canada deux ans plus tard. Les études ont été faites, des recommandations ont été formulées, mais jusqu’à présent, il n’y a aucune volonté politique dans ce pays pour changer le statu quo. C’est honteux.

Vous avez lancé une initiative d’action sociale appelée Artists 4 Long-Term Care dans les premiers jours de la pandémie de COVID-19. Quelle est la mission de ce collectif ? Comment a-t-il évolué au cours des deux dernières années ?

Kitra : Artists 4 Long-Term Care est une initiative artistique et narrative qui vise à défendre les intérêts des pensionnaires qui vivent dans des établissements de soins de longue durée et des personnes qui y travaillent. Avec ma chère amie Isadora Kosofsky, qui a réalisé certains des travaux immersifs les plus importants de la dernière décennie sur la vie des personnes âgées dans les établissements de soins de longue durée, nous avons créé ce projet parce que nous avons toutes deux constaté qu’il existe très peu de productions artistiques qui traitent de la vie intérieure et de la valeur du personnel soignant et des pensionnaires.

J’ai l’impression de faire partie d’un mouvement qui défend les droits de ces personnes, et pourtant ce mouvement ne comporte pas beaucoup d’exemples de récits et d’art. Chaque mouvement a besoin de son cri de guerre, de son iconographie, de ses badges et de ses autocollants. Je voulais donc faire quelque chose qui engendrerait et mettrait en valeur des œuvres d’art pouvant être utilisées par les gens qui défendent cette cause, et qui permettrait aux personnes elles-mêmes de se sentir vues.

Au cours de la pandémie, nous avons organisé des expositions temporaires et posé des affiches à Montréal et dans d’autres villes. Cela dit, le projet existe principalement sur Instagram. J’invite tout le monde à se joindre à nous pour créer de l’art et le partager.

Suivez-nous : www.instagram.com/artists4longtermcare

Selon vous, que peuvent faire les CHSLD pour se préparer différemment à la prochaine pandémie qui surviendra ?

Kitra : En tant que société, nous plaçons nos personnes aînées et nos personnes handicapées dans des résidences et nous sous-estimons le travail éreintant qu’accomplit le personnel soignant (dont la majorité est issue de communautés marginalisées) en maintenant ces établissements dans un état de sous-financement et de sous-effectif. Si les proches aidantes et aidants et les aides que les familles embauchent ne comblaient pas les lacunes, bon nombre de ces établissements ne seraient pas en mesure de fonctionner. J’aurais aimé que, dans notre société, mon père ait plus de choix. Il n’y a aucune raison pour qu’un homme handicapé plus jeune n’ait pas les ressources nécessaires pour vivre à la maison.

Visionnez Peaufiner l’art de languir :

Peaufiner l’art de languir, Kitra Cahana, offert par l’Office national du film du Canada