Un portrait de Leonard Cohen, vers 1965 | Perspective du conservateur
En octobre 1964, l’Office national du film confie au réalisateur Don Owen et à une petite équipe le soin de filmer la tournée des campus universitaires qu’effectuent quatre poètes canadiens : Irving Layton, Earle Birney, Phyllis Gotlieb et Leonard Cohen.
Il s’agit à l’origine de réaliser un documentaire sur le quatuor, mais dans la version finale, on aura finalement écarté la majeure partie de la tournée pour se concentrer sur Cohen. C’est un autre cinéaste qui se charge de terminer le film, aujourd’hui considéré comme une œuvre essentielle. Puisque le 21 septembre était l’anniversaire de naissance de Leonard Cohen, j’ai eu envie de raconter la petite histoire de ce merveilleux et célèbre documentaire de l’ONF : Mesdames et messieurs, M. Leonard Cohen.
La genèse de ce projet remonte à des discussions entre l’ONF et la maison d’édition McClelland & Stewart concernant la possibilité de filmer une tournée de ses quatre poètes dans six universités de l’Ontario et du Québec. Invitée à participer à la discussion, la CBC commande un documentaire de 30 minutes sur la tournée. Don Owen capte des images pendant plusieurs semaines, alors que les poètes se rendent à l’Université Carleton, puis à Western Ontario, à Waterloo, à McGill, à Queen’s et à l’Université de Toronto. Pendant cette période, il filme également les protagonistes lors de leur apparition sur le plateau d’une émission télévisée qu’anime Pierre Berton.
Lorsqu’il visionne les séquences des semaines plus tard, Don Owen n’est pas très inspiré par ce qu’il voit. Comme il doit amorcer le tournage d’un nouveau documentaire au Nigeria sur un jeune médecin canadien, il décide d’abandonner le projet (dont le titre provisoire est Four Poets) et de se rendre en Afrique pour s’attaquer à ce qui deviendra You Don’t Back Down.
Un nouveau réalisateur
Les producteurs ne veulent toutefois pas abandonner Four Poets. Ils demandent à Donald Brittain de jeter un coup d’œil aux séquences et de voir s’il peut les récupérer. Celui-ci les examine et conclut que Leonard Cohen est le seul poète digne d’intérêt du groupe : c’est donc sur lui que le documentaire devra porter. Le cinéaste reçoit le feu vert pour tourner d’autres images à Montréal. À l’époque, Leonard Cohen vit sur l’île d’Hydra, en Grèce, mais il accepte de continuer à collaborer au film. Donald Brittain noue avec lui une relation chaleureuse et le filme aux quatre coins de la ville, alors qu’il rend visite à ses amis et à sa famille. Ils tournent aussi une scène au célèbre restaurant Ben’s (malheureusement fermé depuis). À la fin du tournage, Cohen est invité à venir visionner les images à l’ONF. Il est alors filmé en train de commenter ce qu’il regarde.
Au moment de terminer le montage, Donald Brittain constate qu’il n’est plus possible de se limiter à une production de 30 minutes comme on en avait convenu : il demande alors à la CBC de diffuser une version plus longue, mais à 44 minutes, le film est maintenant trop long pour un créneau horaire de 30 minutes et trop court pour un créneau d’une heure. L’ONF résout ce problème en proposant un jumelage. Désormais intitulé Mesdames et messieurs, M. Leonard Cohen, le documentaire sera présenté dans la même case horaire que Le beau dérangement, un court métrage de 10 minutes sur un homme qui habite une vieille cabane dans le secteur qu’on appelle alors « Ville Mont-Royal », une banlieue cossue de Montréal. La combinaison des deux films s’intitulera Two Men of Montreal et on les présentera l’un à la suite de l’autre.
Diffusion à CBC
Les deux productions sont diffusées en première sur l’ensemble du réseau de la CBC le 16 février 1966, à 21 h 30. Le film sur Leonard Cohen obtient d’excellentes critiques, Variety le qualifiant de « portrait imaginatif ». Le Montreal Star estime pour sa part qu’il s’agit d’un « portrait des plus intimes », tandis que le Toronto Daily Star le considère comme « un film audacieux ». Les critiques font pour la plupart à peine mention du court métrage qu’a signé Suzanne Angel, se contentant d’indiquer qu’il était là pour remplir l’heure.
Quelques mois plus tard, le 6 mai, Mesdames et messieurs, M. Leonard Cohen remporte un prix du Palmarès du film canadien dans la catégorie Information télévisée. Le film est également primé à l’Itinerant American Film Festival de New York et au Philadelphia Festival of Short Films.
C’est bien sûr Leonard Cohen lui-même qui rend ce documentaire si intéressant. Il est si humble et si discret qu’on ne peut faire autrement que de l’aimer. Donald Brittain ouvre le film en nous le montrant en train de présenter au public un monologue hilarant. Ses poèmes, tantôt lus, tantôt récités devant un auditoire, jalonnent le film. À l’époque du tournage, il a déjà publié trois recueils de poésie et un roman, et il est sur le point de devenir une célébrité. Le réalisateur a conservé quelques séquences avec les trois autres poètes, mais on les entend rarement parler. Il a également gardé une partie de l’entrevue avec Pierre Berton. Dans cet extrait, l’animateur ignore de toute évidence comment il doit réagir aux propos de Cohen. Irving Layton tente d’expliquer ce que le poète veut dire, mais un fossé générationnel très net sépare l’intervieweur et l’interviewé.
Dans l’ensemble, il s’agit du portrait formidable d’un homme sans prétention qui s’apprête à réaliser de grandes choses. Rédigés par le réalisateur, les commentaires sont lus de façon magistrale par l’acteur montréalais Michael Kane. Tout se passe comme si Leonard Cohen avait été invité chez nous : la fin du film nous laisse une certaine tristesse, mais nous nous sommes si bien divertis, que nous acceptons son départ.
Je vous invite à voir ou à revoir ce documentaire phare. Si vous ne l’avez pas encore vu, préparez-vous à vous régaler. Si vous l’avez vu, vous savez que vous aurez le sourire tout au long du film.
Profitez-en bien :
Mesdames et messieurs, M. Leonard Cohen, Donald Brittain et Don Owen, offert par l’Office national du film du Canada
Vous vous passionnez pour Leonard Cohen ?
Je vous invite à voir le film expérimental Angel qu’il a réalisé avec son ami Derek May (lequel figure dans le documentaire). Sans doute aimerez-vous aussi Poen (réalisé par Josef Reeve), dans lequel Cohen présente quatre lectures d’un poème en prose tiré de son roman Les Perdants magnifiques. Il lit également « A Kite Is a Victim » dans le court métrage d’animation Poets on Film No. 1, et apparaît brièvement dans le long métrage Ernie.