La réalité virtuelle pour mieux comprendre les crises migratoires
La réalité virtuelle (RV) peut-elle nous rendre plus empathiques, nous confronter à ce qui dépasse notre expérience du quotidien, et peut-être provoquer des changements d’ordre social et politique ?
À l’heure des grandes crises migratoires, le photographe documentaire Michel Huneault a réalisé, avec la designer Maude Thibodeau et la créatrice sonore Chantal Dumas (dans le cadre d’un partenariat entre l’ONF, Le Devoir, le Centre Phi et le studio Dpt.,), l’installation Roxham.
Au printemps, dans un dossier intitulé « Migrants sur la route de l’espoir », Le Devoir dévoilait le chiffre suivant : 24 980. Le journal précisait ensuite : « C’est le nombre de demandes d’asile faites au Québec en 2017. On ignore combien de personnes glissent dans la clandestinité. »
Sur les médias sociaux, le quotidien fondé par Henri Bourassa posait cette question à ses lecteurs : « Saviez-vous qu’à la frontière du Canada, tout individu peut se présenter comme demandeur d’asile ? Ici, une personne ne peut pas être “illégale”. »
Entre février et août 2017, Michel Huneault a passé 16 jours sur le chemin Roxham, à Saint-Bernard-de-Lacolle, en Montérégie. Il y a capté plus de 180 tentatives de passage d’individus provenant d’une vingtaine de pays : de l’Érythrée au Pakistan, en passant par la Turquie, le Yémen, Haïti, les Philippines et le Nigéria.
De ces événements, Huneault a tiré 32 histoires, qui sont les récits brûlants d’actualité au cœur de Roxham, une œuvre interactive en WebVR, qui nous « emmène au bout de ce chemin, devenu celui de l’espoir ». Dotée d’un ingénieux dispositif photographique, par l’entremise duquel les demandeurs d’asile se découpent en silhouettes composites (et sont recouverts de textures tirées d’une autre série du photographe, datant de la crise migratoire de 2015 en Europe), l’installation rappelle ainsi que le phénomène participe à une histoire qui se vit à l’échelle planétaire.
Alors qu’à l’Assemblée nationale et au Parlement, la question des demandeurs d’asile irréguliers fait encore l’objet de débats, nombre de fausses informations circulent toujours à propos du sort de ces arrivants du monde entier. Encore récemment, le 19 mai, une manifestation et une contre-manifestation, à Saint-Bernard-de-Lacolle, ont opposé des groupes identitaires d’extrême droite à des militants pro-immigration.
Raison de plus, donc, de voir ce qu’un accès privilégié à de l’information de première main peut nous apporter dans ce dossier et ce que le journalisme de terrain peut accomplir lorsqu’il rencontre l’art.
Dans la peau du demandeur d’asile ou de l’agent frontalier
Nous sommes à Montréal, un jour de printemps d’une banalité engourdissante. Réunis dans un café jouxtant une maison patrimoniale qui a autrefois appartenu au photographe William Notman, Michel Huneault, la designer Maude Thibodeau, la conceptrice sonore Chantal Dumas et le producteur Hugues Sweeney reçoivent avec précaution une première question : « La réalité virtuelle peut-elle nous rendre plus empathiques ? »
Michel Huneault hésite avant de répondre : « Je ne suis pas certain pour l’empathie. Dans le cas de notre projet, c’est surtout — selon beaucoup de commentaires que j’ai reçus — une expérience d’intersubjectivité. Tu peux avoir l’impression d’être l’agent, le demandeur, le photographe, l’observateur. C’est un peu ça, la force du projet ; sa qualité accidentelle. »
Maude Thibodeau, directrice artistique chez Dpt., et conceptrice de Roxham, est d’avis pour sa part que, s’il y a de l’empathie générée par le projet, celle-ci se déplace énormément. « J’espère surtout que Roxham suscite un questionnement à tous les niveaux », précise-t-elle.
Chantal Dumas, qui a conçu le paysage sonore de ce récit immersif, croit que ce qui vaut la peine d’être mentionné est avant tout le mouvement de caméra, qui permet de traverser la frontière par l’entremise de la réalité virtuelle.
« Quand je l’ai essayé, ça m’a projetée physiquement… Pour moi, il y a une fragilité, un déséquilibre provoqué par cette expérience. »
Bien qu’on aperçoive les deux côtés de la frontière, Michel Huneault a néanmoins tout fait en sol canadien.
« J’avais suivi de près la crise des migrants de 2015. Je venais de travailler sur un grand dossier pour Le Devoir, au sujet des diasporas au Québec. Ça venait d’être publié, le 28 janvier 2017. Au lendemain de cela, le 29 janvier, est survenue la fusillade à la grande mosquée de Québec. L’événement a un peu enterré tout le dossier. »
Des gens vulnérables
Lorsqu’il se rend à Roxham, quelques semaines plus tard, la première personne que le photographe aperçoit est une femme enceinte. Seule.
« Elle n’a pas traversé. On avait surtout, jusque-là, couvert le côté humain de la GRC, lors des interventions. Je voulais voir si l’on allait voir un changement. Dès le départ, je me suis demandé comment documenter le tout sans mettre à risque des gens vulnérables. »
De là l’idée de faire usage de textiles photographiés lors de la crise de 2015.
« J’ai pleuré dans ma cuisine… »
Hugues Sweeney est producteur au Studio interactif de l’ONF — qui compte en date d’aujourd’hui déjà plus de 80 projets réalisés. C’est lui qui a permis à Roxham de réellement prendre corps. À l’issue d’une rencontre professionnelle avec Michel Huneault (un collaborateur ponctuel de l’ONF), ce dernier lui fait part d’une série de photos et de captations sonores prises sur le chemin Roxham.
« Michel m’a remis un exemplaire de son livre sur Lac-Mégantic. Puis il m’a dit “J’ai ces photos-là… aussi, sur lesquelles je travaille”. Le lendemain, il m’a envoyé dix photos et un fichier audio. J’ai écouté ça chez moi et j’ai pleuré dans ma cuisine… »
En faisant appel aux talents de la conceptrice sonore Chantal Dumas, Roxham a pu augmenter la dimension du reportage journalistique. Elle explique.
« Dans ce genre d’expérience, le son aide à se projeter dans l’espace, d’autant plus que l’enregistrement sonore est en binaural [qui permet une écoute naturelle en trois dimensions]. L’impact est fort. À Roxham,le paysage est bucolique, identique de chaque côté de la frontière, et là, hop, la frontière et le monde bascule. La tension intérieure est forte. Le son amène un lien temporel connu, mais l’expérience nous emmène ailleurs, en état de déambulation. »
C’est ainsi que l’extraordinaire banalité du lieu donne corps à une expérience où le drame fait irruption dans la réalité. À l’image des reportages en zones de conflits, Michel Huneault croit qu’il est nécessaire de rendre compte de cette banalité pour bien comprendre les enjeux, ce que le projet parvient à faire. Comme le dit le photographe : « Réussir à tout jumeler, c’est un coup de circuit ! »
La ligne du risque
Une question surplombe tout de même Roxham : où se situe la mince frontière entre « documenter » et « exploiter » un sujet humain ? Michel Huneault y a longuement réfléchi afin de tirer parti de la différence entre la crise migratoire de 2015 et celle de 2017 : « En Europe, les gens côtoyaient les migrants. Ça changeait la relation. Ici, c’est différent. » De là la pertinence de l’expérience de RV.
Alors qu’il tournait à Roxham, le photographe a croisé une famille québécoise. « Les parents voulaient que leurs enfants voient ce qui se passait. Je me souviens, le père m’a dit : “Je ne sais pas si je suis pour ou contre, mais je veux que mes enfants voient ça”. »
Le projet d’Huneault a ainsi duré six mois. Travaillant avec un équipement minimaliste, il a appris à se déplacer rapidement. « Tu sors de ta voiture, tu pars l’enregistreur. Après quelques passages, je savais où me placer. La GRC savait que j’étais journaliste, que j’avais une carte de presse et que je n’étais ni le premier ni le dernier à travailler là. Certains agents me disaient néanmoins : “Ça fait longtemps qu’on te voit, mais on ne voit pas tes photos…” »
À l’issue du projet, il aura documenté 180 passages en provenance de 22 pays. Tout cela sans même assister à l’affluence des demandeurs d’asile haïtiens à l’automne 2017.
Depuis, la GRC a érigé une clôture, à 100 mètres de la frontière. Le côté sauvage du lieu n’est plus ; l’expérience ne sera évidemment plus jamais la même pour personne. C’est en quelque sorte là où la frontière du réel et la ligne du risque se chevauchent, sous l’œil de ceux et celles pour qui une limite imaginaire entre deux contrées est peut-être devenue la chose la plus tangible qui soit.
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Photos : Lou Scamble