De Kahnawake aux couloirs du pouvoir; un documentaire sur Mary Two-Axe Earley
Mary Two-Axe Earley n’avait pas froid aux yeux. À une époque où les femmes autochtones comptaient parmi les membres les plus mal lotis de la société canadienne, elle était prête à affronter les personnages politiques les plus puissants du pays.
Refusant de baisser les bras, ou peut-être simplement incapable de le faire, Two-Axe Earley recourt à la sincérité et à la diplomatie teintées d’humour pour provoquer des changements concrets. Cofondatrice et vice-présidente d’Indian Rights for Indian Women (IRIW), elle joue un rôle essentiel dans l’adoption du projet de loi C-31 qui, en 1985, modifie la Loi sur les Indiens pour en abolir la discrimination sexuelle et ainsi restaurer les droits fondamentaux de milliers de femmes et d’enfants autochtones partout au Canada.
La réalisatrice Courtney Montour a entendu parler de Two-Axe Earley toute sa vie. Elle aussi est de Kahnawake, une communauté kanien’kehá:ka (mohawk) près de Montréal où Two-Axe Earley — s’étant mariée toute jeune à un non-autochtone — a dû faire des pieds et des mains pour avoir le droit d’être enterrée dans la réserve à sa mort, survenue en 1996 au terme d’une longue vie bien remplie.
« L’identité est un enjeu énorme pour les Autochtones au Canada, affirme Montour. Les fonctionnaires du gouvernement, les élus du conseil de bandes, les membres de la famille… tout le monde a sa petite idée sur qui vous devriez être et sur l’identité que vous devriez afficher. C’est une question qui nous occupe constamment. Avant le projet de loi C-31, les femmes autochtones se voyaient régulièrement refuser le droit de vivre dans leur propre communauté, dépossédées de leur maison natale. Elles n’avaient même pas le droit d’être enterrées auprès de leur famille. »
« En s’en prenant à la discrimination sexuelle présente dans la Loi sur les Indiens, Mary Two-Axe Earley a généreusement payé de sa personne, commente Montour. Elle a affronté la résistance de toutes parts, y compris dans sa propre communauté. Elle était courageuse, intelligente et drôle — et elle a réussi à faire changer la loi. C’est tout un exploit. »
Recherchés : « photographies, anecdotes, tout élément qui pourrait faire revivre Two-Axe Earley. »
Élaborant actuellement un documentaire sur Mary Two-Axe Earley, Montour lance un appel au grand public afin de recueillir des documents d’archives et des anecdotes personnelles en rapport avec Two-Axe Earley et le travail d’Indian Rights for Indian Women. Quiconque a des photographies, des vidéos, ou encore, des anecdotes personnelles à raconter est invité à communiquer avec Montour à l’adresse c.montour@nfb.ca ou, par téléphone, au 1-800-267-7710.
« La famille de Mary m’a accueillie et donné toutes sortes de renseignements, comme l’ont fait beaucoup de ses amis et de ses admirateurs, rappelle Montour. Two-Axe Earley connaissait tellement de gens, elle a changé tellement de vies que j’espère trouver encore plus de matériel — des photos de famille ou de simples anecdotes, tout ce qui peut nous la faire mieux connaître. »
Un message de Courtney Montour (en anglais) :
Montour cherche aussi des femmes qui ont reçu une lettre ou une carte d’« émancipation », des documents qui ont signalé officiellement la perte de leur statut d’autochtone. Toute femme qui épousait un non-autochtone ou un homme qui n’avait pas le statut d’autochtone recevait une telle lettre l’informant que, en vertu de son mariage, elle n’était plus considérée comme une autochtone aux termes de la Loi sur les Indiens. Avant 1985, des milliers de femmes ont reçu du gouvernement canadien pareil avis brutal et déstabilisant.
« On imagine difficilement ce que c’est que de lire quelque chose comme ça — se faire dire en jargon bureaucratique qu’on n’est plus ‘Indienne’, soutient Montour. Dites-moi, comment digérer ça? Ça fend le cœur. Nombre de femmes ont conservé ces documents, parmi leurs effets personnels, et je voudrais vraiment les retracer. Elles aussi font partie de l’histoire de Mary. »
Du « Petit Caughnawaga » de Brooklyn aux couloirs du pouvoir d’Ottawa
Née d’une mère oneida et d’un père kanien’kehá:ka (mohawk), Mary Two-Axe grandit à Kahnawake puis, jeune femme, s’installe à Brooklyn, où une communauté dynamique de monteurs de charpentes métalliques kanien’kehá:ka et leur famille a déjà pris racine. Elle se marie à Edward Earley — « un beau jeune homme irlandais aux yeux bleus », comme elle le déclarera à la Cour en 1993 — et s’occupe à élever leurs deux enfants.
Au mitan de sa vie, veuve et désireuse de passer plus de temps dans son Kahnawake natal, elle se retrouve parmi les femmes autochtones de plus en plus nombreuses à être dépouillées de leurs droits fondamentaux, notamment celui de vivre et de posséder une propriété sur la réserve où elles sont nées, parce qu’elles se sont mariées à des non-autochtones. En 1966, elle voit mourir une amie intime, une Kanien’kehá:ka qui avait épousé un Mohawk d’une autre réserve. Officiellement rejetée par la communauté qu’elle considérait comme sienne, elle meurt dans le désarroi chez Mary à Brooklyn.
Ce drame fortifie la résolution de Mary et, en 1967, elle aide à la création de Droits égaux pour Femmes indiennes, un groupe petit, mais déterminé à s’attaquer aux dispositions discriminatoires de la Loi sur les Indiens. En 1968, sous l’insistance de la sénatrice Thérèse Casgrain — l’une parmi les personnes influentes de plus en plus nombreuses à soutenir sa cause — Two-Axe Earley présente un mémoire à la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme nouvellement établie et, en 1972, elle cofonde le groupe de défense national Indian Rights for Indian Women, qui réclame l’égalité des droits pour les femmes autochtones.
« Elles se sont heurtées à une vive résistance de toutes parts. »
En portant leur cause sur la place publique, Two-Axe Earley et d’autres femmes autochtones dénoncent l’intégralité du système colonial qui a pris naissance avec la Loi sur les Indiens. « Au fil des années, elles se sont heurtées à une vive résistance de toutes parts, rappelle Montour. À un certain moment, le conseil de bande a envoyé à Mary un avis d’expulsion. Ses consœurs ont même reçu des menaces de mort et, en diverses occasions, elles ont eu la certitude d’être suivies. Et la solitude se faisait pesante. Mary a perdu des amis. Les gens avaient peur et ont arrêté de lui parler. »
Il faudra des années de dur labeur et de lobby acharné pour que la Loi sur les Indiens soit finalement modifiée en juin 1985. En cours de route, Mary se gagne le soutien des femmes autochtones aux quatre coins du pays et d’un éventail étonnant de personnalités politiques influentes. Les députées Flora MacDonald et Judy Erola, la sénatrice Lucie Pépin de même que Marguerite Ritchie, fondatrice de l’Institut canadien des droits humains, en sont. Une fois, le premier ministre du Québec René Lévesque lui a offert son siège aux pourparlers constitutionnels de 1983 pour s’assurer qu’elle soit entendue.
Quand son statut d’autochtone lui est finalement redonné dans le cadre d’une cérémonie publique en juillet 1985, Two-Axe Earley s’adresse à l’assemblée en disant que désormais, elle aura de nouveau des droits garantis par la loi et qu’après toutes ces années, elle sera légalement autorisée à vivre dans la réserve, à posséder des terres, à mourir et à reposer auprès des siens.
La question de l’identité autochtone demeure litigieuse encore aujourd’hui. « Nombre de conseils de bande ont leurs propres règles, différentes d’une communauté à l’autre, et ces droits sont encore remis en question à tout bout de champ, affirme Montour. Mais c’est difficile d’imaginer où on en serait sans Mary et les autres pionnières d’Indian Rights for Indian Women. Elles se sont battues pour que les femmes autochtones soient reconnues pour ce qu’elles sont et pour qu’elles sentent qu’elles ont vraiment leur place dans leur communauté. »
« Alanis a préparé le terrain à nombre de cinéastes autochtones. »
Montour admire Two-Axe Earley depuis longtemps, mais il lui a fallu attendre en 2016 — quand nulle autre qu’Alanis Obomsawin lui a fait entendre de précieuses archives sonores — pour qu’elle réalise qu’elle devait faire un film. Montour et la productrice Roxann Whitebean étaient mentorées par Obomsawin pour faire Flat Rocks, un film tourné dans le cadre du programme IndigiDocs de l’Institut national des arts de l’écran. Le film raconte l’histoire de Louis Diabo, un fermier de Kahnawake qui a lutté pour protéger sa communauté pendant la construction de la Voie maritime du Saint-Laurent dans les années 1950.
« Alanis nous guidait pour ce film. Un jour, nous étions en réunion dans son bureau et elle a mentionné en passant qu’elle connaissait Mary Two-Axe Earley, qu’elles étaient amies. Elle a précisé qu’elle avait visité Mary plusieurs fois en 1984 et qu’elle avait fait des enregistrements audio de leurs conversations. Que si jamais je voulais en tirer quelque chose, elle était prête à m’y donner accès. Étais-je intéressée? Si j’étais intéressée! Entendre la voix de Mary s’exprimer sur bande dans un contexte si privé? Comment pouvais-je rater une telle occasion?
« Alanis a préparé le terrain à nombre de cinéastes autochtones, explique Montour. ‘Prends le temps de bien écouter ce que les gens ont à dire.’ Ça semble si simple, mais c’est la grande leçon qu’Alanis m’a apprise. Faire un film à la vitesse grand V, en pensant qu’on connaît déjà l’histoire, c’est s’assurer de manquer des choses. J’essaie toujours de mettre ce principe en pratique, mais Alanis m’a véritablement fait comprendre toute l’importance de rester discrète, d’être vraiment à l’écoute de ce que les gens ont à dire. »
C’est dans cet esprit que Montour a déjà fait de longues entrevues préliminaires avec Nellie Carlson, à Edmonton, une membre fondatrice d’Indian Rights for Indian Women et une proche de Two-Axe Earley.
« Nous sommes tous en apprentissage. Nous devons tous commencer quelque part. »
Le désir d’informer est au cœur du travail de Montour, qui divise son temps entre la production documentaire et ses activités à l’Université McGill, où elle a contribué à créer le cours d’études autochtones.
« D’une part, j’espère faire en sorte que l’université soit plus accueillante pour les Autochtones, qu’elle réponde à leurs besoins et, d’autre part, je veux sensibiliser les non-Autochtones. Je ne souhaite pas que les gens se sentent honteux ou qu’ils culpabilisent. Nous sommes tous en apprentissage. Nous devons tous commencer quelque part. J’ai moi-même beaucoup à apprendre. »
Kat Baulu est la productrice du projet sur Two-Axe Earley pour l’ONF. « Courtney fait du travail documentaire exceptionnel, des films qui présentent des aspects méconnus de la vie et de l’histoire autochtones, déclare Baulu. Ses films élargissent nos connaissances sur l’expérience autochtone au Canada, et Mary Two-Axe Earley est un personnage merveilleusement charismatique. »
Le premier long métrage documentaire de Montour, Sex Spirit Strength, un film sensible sur l’identité de genre et la santé sexuelle des hommes autochtones, s’est distingué au Festival du film de Yorkton 2016 en remportant notamment le prix Golden Sheaf accordé au meilleur film du Festival, et Flat Rocks a été présenté en primeur à l’édition 2017 du festival imagineNATIVE. Montour a aussi réalisé des épisodes de Mohawk Ironworkers, de Working It Out Together et d’autres séries documentaires.
Le projet sur Mary Two-Axe Earley est produit par Kat Baulu au Studio du Québec et de l’Atlantique de l’ONF. Quiconque a des photographies ou des renseignements pertinents est invité à communiquer avec Montour à l’adresse c.montour@nfb.ca ou, par téléphone, au 1-800-267-7710.
Dans ce film, la réalisatrice kanien’kehá:ka Reaghan Tarbell évoque un monde que Two-Axe Earley a bien connu et rend hommage aux monteurs de charpentes métalliques d’origine kanien’kehá:ka qui ont participé à la construction des gratte-ciel monumentaux de Manhattan et aux femmes formidables qui ont assuré l’épanouissement de leur communauté. Le film est présenté dans Cinéma autochtone, un nouveau site de l’ONF comportant plus de 200 titres réalisés par des cinéastes autochtones.