Les incontournables: le rapport avec la nourriture
Dans la chaîne « Les incontournables » de l’ONF, on y retrouve plusieurs bijoux et quelques perles : Isabelle au bois dormant présente une animation hilarante, tandis que celle de Ryan, plus réaliste, présente les faiblesses des personnages à travers des mutilations corporelles impossibles. Aldea, la doyenne du documentaire Un dimanche à 105 ans, récite quelques vérités fondamentales avec un accent Acadien qui me fait apprécier la présence des sous-titres. Le Chat dans le sac présente l’angoisse existentielle d’un couple moderne : elle, théâtrale et amoureuse, lui, révolté permanent. Mais deux films m’ont marqué dans cette liste, et ont inspiré en moi une certaine réflexion sur la nourriture dans le cinéma québécois.
Mon oncle Antoine est un classique du cinéma québécois. Le magasin général est théâtre de toutes les humanités : infidélités, désir, alcoolisme, paresse, amour, voyeurisme, commerce, etc. Antoine, propriétaire du magasin, est aussi détenteur de cercueils, et doit recueillir les morts partout dans la région, même si, comme il le dit dans une confession troublante « ça fait trente ans que j’ai peur des morts ». On perd de la sympathie pour Antoine lorsque celui-ci dîne chez une mère récemment endeuillée, en compagnie de son neveu, pour qui l’aventure de ce film sert de rite initiatique. Ensuite Antoine mange, et c’est impardonnable : il se goinfre, respire fort, avale rapidement, un geste obscène, visiblement exclusif, exhibitionniste aussi.
Mon oncle Antoine, Claude Jutra, offert par l’Office national du film du Canada
Donc, Claude Jutra présente Antoine sans pitié dévorer du poulet devant une mère trop triste. Dans son court métrage Next Floor, Denis Villeneuve présente des bourgeois déconnectés de la réalité s’empiffrant avec des repas tout aussi obscènes tandis que leur poids collectif cause l’écroulement du sol sous leurs pieds. Mais ça ne les arrête pas : ils continuent de déguster tandis qu’ils tombent infiniment plus bas. Denys Arcand présente un maire gourmand et ridicule qui mange à sa faim tandis que les contrats de la ville s’échangent en toute criminalité dans cette maison de riches dans Réjeanne Padovani. Quand Arcand rend la nourriture agréable, c’est que celle-ci est préparée par des hommes dans Le déclin de l’empire américain, tandis que les femmes s’entraînent au gym. Manger reste un geste social, politiquement chargé.
Toutefois, si la dégustation revient à des élites exclusives, la chasse, elle, appartient au peuple. Parmi les incontournables de l’ONF, on trouve l’extraordinaire, l’universel et hypnotisant La bête lumineuse, un documentaire de Pierre Perrault racontant le conflit qui se construit lentement entre un intellectuel amateur de la mise en scène de ses émotions d’un coté et ses amis chasseurs de l’autre. Ceux-ci sont moins extravagants, mais particulièrement cruels, autant envers le poète exhibitionniste que les animaux. Car on passe son temps à chasser : on expose les cadavres de lapins, on attache des chèvres, on tue un ours, on brutalise des poules, on chasse, on tue. On mange aussi, mais on le voit moins. Surtout, on chasse, comme dans le documentaire Rituel d’hommes, dans lequel un immigrant comprend que pour comprendre sa belle-famille québécoise, il doit partir en stage d’observation à la chasse avec eux.
La bête lumineuse, Pierre Perrault, offert par l’Office national du film du Canada
Si on se fie à cet échantillon peu scientifique mais qui représente quand même des grandes œuvres de nos maîtres du cinéma, le message est simple : le peuple chasse, les élites mangent.
Les différences de culture, lorsqu’elles s’entrechoquent, ramènent la bête humaine en deça de la bête. Et les victimes n’ont qu’à s’en prendre à elles-mêmes d’avoir nié la réalité de la nature dite humaine.