Le 50e anniversaire du Studio D, Partie 2 : Les pionnières primées du cinéma féministe
Créé en 1974 par l’ONF, le Studio D a été à l’origine de quelque 220 films avant de fermer ses portes plus de deux décennies plus tard, en 1997, année où sont parus ses deux derniers titres. Sa production applaudie et diversifiée, entièrement réalisée par des femmes, a remporté un total impressionnant de plus de 130 prix, dont trois Oscars.
À l’occasion du Jour de l’histoire des femmes, ce volet de la Perspective du conservateur rend hommage aux réalisatrices visionnaires du premier studio de cinéma féministe au monde — et à ce jour, le seul à avoir été financé par un gouvernement[i]. Pour souligner le 50e anniversaire de sa fondation et grâce à l’effort collectif de plusieurs services de l’ONF pour mettre en valeur la contribution déterminante du Studio D au cinéma, nous avons mis en ligne 90 films issus du studio, dont plusieurs sont inédits en format numérique. Vous pouvez les visionner gratuitement sur onf.ca.
La chaîne comprend le deuxième film du Studio D à avoir reçu un Oscar, Si cette planète vous tient à cœur (1982), de Terre Nash, qui offre un compte rendu d’une conférence donnée à des étudiantes et étudiants par la Dre Helen Caldicott, présidente de l’organisme états-unien Physicians for Social Responsibility, qui critique ouvertement le nucléaire. Son message est clair : le désarmement doit se faire immédiatement. Des séquences d’archives du bombardement d’Hiroshima et des images des personnes survivantes sept mois après l’attaque renforcent l’urgence de son appel.
Si cette planète vous tient à coeur, Terre Nash, offert par l’Office national du film du Canada
Veuillez noter qu’il s’agit ici de la deuxième partie de mon billet sur le Studio D. Cliquez sur ce lien, si vous souhaitez lire la première partie, Le 50e anniversaire du Studio D, Partie 1 : Kathleen Shannon et les an années de formation.
Une filmographie étincelante (1975-1997)
Selon les registres de l’ONF, la première production du Studio D est sortie en 1975[ii] et la dernière, en 1997[iii] (dates qui ne correspondent pas exactement aux dates officielles de fondation et de dissolution du studio, qui sont respectivement 1974 et 1996). Au cours de ses 22 années de production, le Studio D a créé 131 films individuels[iv] (123 titres produits à l’origine en anglais et huit produits à l’origine en français[v]i), 48 de ces titres étant également sortis dans leur version anglaise[vi]i ou française[vii]i correspondante, ainsi que trois compilationsix (37 films) et une série de huit films réédités et recontextualisésx. Cela représente un total de 229 films, soit une moyenne impressionnante de 10 films par année pendant 22 ans.
Le premier film produit et diffusé par le Studio D est Great Grand Mother (1975), de Lorna Rasmussen et Anne Wheeler. Il s’agit d’une ode aux femmes qui ont colonisé les Prairies, depuis les débuts de l’immigration jusqu’en 1916 — lorsque les Manitobaines sont devenues les premières femmes au Canada à obtenir le droit de vote au niveau provincial — et au-delà de cette période. Ces témoignages, accompagnés d’une lecture d’extraits de lettres, de journaux intimes et de journaux de l’époque qu’illustrent des scènes reconstituées et des photographies d’archives, ont lancé le Studio D sur la voie d’un succès qui irait croissant dans les années à venir.
Great Grand Mother, Anne Wheeler & Lorna Rasmussen, provided by the National Film Board of Canada
Du cinéma avant-gardiste sous toutes ses formes
La production du Studio D est aussi impressionnante que ses données statistiques. Bien qu’il soit réputé pour ses documentaires, comme le célèbre Flamenco à 5 h 15 (1983), de Cynthia Scott, qui a remporté le troisième Oscar du studio et un huitième pour l’ONF, le studio a également produit des films de fiction, comme l’emblématique Skin Deep (1992), de Midi Onodera, le seul long métrage de cette réalisatrice maintes fois primée à être sorti en salle. Le Studio D a également réalisé des films d’animation de grande qualité, comme Le rat de maison et le rat des champs (1980), le dernier film de la « première dame de l’animation canadienne » Evelyn Lambart. La cinéaste utilise son esthétique bien connue — papiers découpés et arrière-plans aux couleurs vives — pour revisiter le conte d’Ésope, qui met en scène deux souris aux modes de vie très différents, qui je vous invite à le visionner en cliquant sur le lien ci-dessous.
Le rat de maison et le rat des champs, Evelyn Lambart, offert par l’Office national du film du Canada
Au cours des années 1970 et 1980, le Studio D a engagé des cinéastes canadiennes de tout le pays (Colombie-Britannique, Manitoba, Québec, etc.) et de toutes les origines ethniques, y compris des réalisatrices noires, européennes et autochtones, surpassant la plupart (sinon la totalité) des autres cinémas nationaux par la diversité de ses voix. Dans les années 1970 et 1980, il était très rare que des femmes noires, asiatiques, autochtones, des membres de la communauté 2SLGBTQIA+ et des immigrantes soient engagées pour apporter un point de vue féminin à leur cinéma national. L’Avenir entre nos mains (1986), de Carol Geddes, est un excellent exemple du souci d’inclusion du Studio D, avec son hommage aux femmes autochtones de tout le Canada, de la première femme autochtone ministre de l’Assemblée législative du Yukon à une matelote de pont sur un bateau de pêche, en passant par une enseignante, une avocate et une chef de conseil de bande.
L’ Avenir entre nos mains, Carol Geddes, Ginny Stikeman et Yolande Garant, offert par l’Office national du film du Canada
Les clés de la réussite : diversité, inclusion et vision en évolution
La richesse des films du Studio D reflète son fondement créatif : des femmes de toutes origines et de toutes cultures explorant un large éventail de sujets, en mettant l’accent sur les Premières Nations, les jeunes, les communautés noires, les traditions asiatiques, les cultures latino-américaines, les visions du monde africaines et les perspectives des communautés 2SLGBTIA+.
Cette approche pluraliste est également le résultat de changements occasionnels dans la direction et la vision du studio. Le Studio D a débuté sous la direction exécutive de Kathleen Shannon (1974-1986) : les productions du studio étaient alors davantage orientées vers des « perspectives locales ». On a vu des films comme Gurdeep Singh Bains (1977), de Beverly Shaffer, sur un Canadien sikh de 13 ans dont la famille exploite une ferme laitière près de Chilliwack, en Colombie-Britannique, ou Benoît (1978), de la même cinéaste, sur un violoniste très accompli de 11 ans originaire de Joliette, au Québec.
Benoît, Beverly Shaffer, offert par l’Office national du film du Canada
Plus tard, sous la direction de Rina Fraticelli (1986-1991), le Studio D a continué à explorer les perspectives locales, mais cette dernière a également mis l’accent sur des histoires de portée internationale, dans des films tels que Sur les traces de la déesse (1989), de Donna Read, qui rend hommage à 35 000 ans de religions anciennes vouant un culte aux déesses, ou Children of War (1986), de Premika Ratnam, un court métrage sur des adolescents vivant dans des zones de guerre et de conflit. Ce court métrage porte sur la tournée internationale de la jeunesse pour la paix et la justice de 1985-1986, à laquelle participent des jeunes d’Amérique centrale, d’Afrique du Sud et d’Irlande du Nord, et sur leur interaction avec des étudiantes et étudiants canadiens.
Children of War, Premika Ratnam, provided by the National Film Board of Canada
Enfin, sous la direction de Ginny Stikeman (1991-1996), le Studio D a exploré des questions et des thèmes du passé très pertinents pour l’expérience contemporaine des femmes, dans des films tels que Under the Willow Tree: Pioneer Chinese Women in Canada (1997), de Dora Nipp, qui raconte l’histoire des premières femmes chinoises arrivées au Canada et des générations suivantes de Canadiennes d’origine chinoise, et Amours interdites : au-delà des préjugés, vies et paroles de lesbiennes (1992), d’Aerlyn Weissman et Lynne Fernie, qui se penche sur l’histoire des expériences vécues par des femmes homosexuelles canadiennes au milieu du 20e siècle. Des entrevues, des archives et un récit fictif basé sur les romans de gare des années 50 sont tissés tout au long d’un film à la fois drôle, émouvant et libérateur.
Amours interdites : au-delà des préjugés, vies et paroles de lesbiennes, Aerlyn Weissman et Lynne Fernie, offert par l’Office national du film du Canada
Récompenses et legs du Studio D
L’œuvre du Studio D a été régulièrement saluée et reconnue tout au long de ses deux décennies d’activité. Près de la moitié de ses productions (56 titres, pour être exact) ont été récompensées par 133 prix décernés aux quatre coins du monde, bien que la plupart des distinctions soient venues d’Amérique du Nord et d’Europe. Les cinq films les plus primés du Studio D sont Je trouverai un moyen, de Beverly Shaffer (1977, 10 prix), Amours interdites, d’Aerlyn Weissman et Lynne Fernie (8 prix), To a Safer Place, de Beverly Shaffer (1987, 7 prix), Si cette planète vous tient à cœur, de Terre Nash (7 prix) et Flamenco à 5 h 15 de Cynthia Scott (7 prix). Je vous invite à regarder ce dernier court métrage, récompensé par un Oscar, un enregistrement impressionniste d’un cours de danse flamenco donné à des élèves de l’École nationale de ballet du Canada par deux grands professeurs espagnols, Susana et Antonio Robledo. Le film montre les jeunes danseuses nord-américaines, inspirées par les rythmes du flamenco et hypnotisées par l’incroyable énergie de Susana, en train de fusionner joyeusement avec une ancienne culture rom.
Flamenco à 5 h 15, Cynthia Scott, offert par l’Office national du film du Canada
Studio D dans les années 1990
Au cours des sept dernières années de son existence, le Studio D a cherché à poursuivre la chronique de l’histoire de l’ONF, et plus particulièrement de sa propre histoire, en offrant au public un regard sur les avancées des réalisatrices du studio au cours des deux décennies précédentes. En 1989, Sidonie Kerr réalise 15th Anniversary, un long métrage qui compile des extraits de productions du Studio D et illustre l’étendue et la diversité des réalisations du personnel du studio et des cinéastes indépendantes. En 1990, le studio présente Five Feminist Minutes, une collection de 16 films sur des questions féministes réalisés par des cinéastes indépendantes canadiennes. La série comprend Ne marchez pas sur les fleurs (1990), de Cathy Quinn et Frances Leeming, Ma tante Anne au volant (1990), de Mary Lewis, et Minqon Minqon: Wosqotomn Elsonwagon, de Catherine Anne Martin, ainsi que la contribution d’Ann Marie Fleming, primée à plusieurs reprises, Des souliers neufs [une entrevue qui dure exactement cinq minutes] (1990), qui allie un étonnant raccourci narratif et une poésie visuelle pour retracer la trajectoire d’une relation amoureuse qui tourne mal.
Des souliers neufs (une entrevue qui dure exactement 5 minutes), Ann Marie Fleming, offert par l’Office national du film du Canada
En 1991, poursuivant sa démarche historique, le Studio D réunit neuf courts métrages réalisés par Kathleen Shannon en 1974 et 1975 (soit avant la création du studio) et les publie sous le titre Working Mother : il reconnaît ainsi l’importance qu’ont eue les films de la cinéaste dans la réussite du studio. En 1994, pour souligner son 20e anniversaire, le studio fait paraître Twenty Years of Feminist Filmmaking, de Cheryl Sim et Janice Brown, un montage d’extraits présenté au Comité canadien d’action sur le statut de la femme.
Twenty Years of Feminist Filmmaking, Cheryl Sim & Janice Brown, provided by the National Film Board of Canada
La fermeture du Studio D et l’héritage de Kathleen Shannon
Comme nous l’avons vu plus haut, le Studio D a sorti en 1997 ses deux dernières productions, à savoir Under the Willow Tree, de Dora Nipp, et Kathleen Shannon: On Film, Feminism & Other Dreams, de Gerry Rogers, un regard mémorable sur Kathleen et le studio. Le film raconte une histoire de combat et de réussite, offrant une incursion dans la vie d’une femme extraordinaire animée par le feu de ses convictions.
Kathleen Shannon: On Film, Feminism & Other Dreams, Gerry Rogers, offert par l’Office national du film du Canada
Kathleen Shannon a été décorée de l’Ordre du Canada en 1986 et, en 1988, l’ONF a créé le prix Kathleen Shannon pour les films de non-fiction, décerné chaque année dans le cadre du Yorkton Film Festival. Elle a également reçu trois diplômes honorifiques : un doctorat en droit de l’université Queen’s en 1984, un doctorat en lettres de l’université York en 1996 et un doctorat en lettres humaines de l’université Mount Saint Vincent en 1997.
En 1996, le Studio D ferme ses portes en raison de la diminution du financement gouvernemental et des licenciements à l’ONF (les deux films parus par la suite, en 1997, avaient reçu leur financement avant la fermeture du studio). Kathleen Shannon est décédée peu après, le 9 janvier 1998, à Kelowna, en Colombie-Britannique, mais son travail et celui des pionnières du Studio D se perpétuent.
Prenez le temps de célébrer le 50e anniversaire de la création de ce studio unique en regardant quelques-uns de ces joyaux durables du cinéma féministe sur notre chaîne Studio D. Bon visionnement !