Enseignement supérieur | Condamnation : faire entendre la voix de femmes criminalisées pour changer l’incarcération
Un article de Madeline Lamboley, professeure de criminologie à l’Université de Moncton, en lien avec le documentaire Condamnation (2019), un documentaire de Nance Ackerman, Ariella Pahlke et Teresa MacInnes.
La criminalité des femmes, plus qu’un événement de vie isolé
Le documentaire Condamnation met en lumière le parcours de femmes criminalisées, plus particulièrement ceux de Treena, Bianca, Caitlin et Laura. Quatre portraits très différents, mais en même temps trop communs lorsqu’il s’agit du sort réservé aux femmes les plus marginalisées, victimisées, criminalisées et institutionnalisées du pays. Condamnation est aussi révélateur de sérieux dysfonctionnements de notre société dans la protection des plus vulnérables et propose des solutions de rechange à l’incarcération.
Condamnation, Nance Ackerman, Ariella Pahlke et Teresa MacInnes, offert par l’Office national du film du Canada
L’incarcération des femmes est souvent l’aboutissement d’une trajectoire de vie bouleversée par le cumul d’un large éventail de facteurs de vulnérabilité. Les femmes témoignant dans le documentaire ont vu, à un moment de leur vie, plusieurs de leurs besoins, comme des besoins de base, mais aussi d’amour ou encore de valorisation, ne pas être comblés. Leurs vulnérabilités peuvent être économiques, liées à la pauvreté, au fait d’être sans emploi et dépendantes de l’aide sociale; familiales, en raison de la maltraitance, comme chez Caitlin, de la violence sexuelle ou de l’abandon, comme dans le cas de Bianca; sociales, avec la consommation de substances psychoactives ou encore des comportements à risque ou déviants, comme pour Laura, ou personnelles, entraînant la recherche de sensations fortes et une faible estime de soi, comme chez Treena. Toutes ces vulnérabilités entraînent des répercussions nocives sur la vie des femmes et peuvent mener celles-ci jusqu’à l’incarcération.
Il est clairement établi que les femmes judiciarisées sont jeunes, peu scolarisées, sans emploi ou à faible revenu, mères de famille monoparentale pour le deux tiers, victimes d’agression physique, sexuelle ou émotionnelle pendant l’enfance ou à l’âge adulte, ou dépendantes d’hommes violents. Une majorité écrasante d’entre elles ont un lourd passé de victimisation et présentent des taux supérieurs d’exposition aux traumatismes avant leur incarcération, sans compter une prévalence de troubles de la santé mentale. Ce triste portrait est encore plus flagrant chez les femmes autochtones, qui sont largement surreprésentées en détention.
Le syndrome de la porte tournante
La criminalité des femmes est en hausse au Canada et ailleurs dans le monde. Pourtant, ces dernières commettent majoritairement des délits sans violence liés à leur situation de pauvreté, à leur consommation de drogues ou à des comportements à risque. La Société Elizabeth Fry du Canada[1], qui est présentée dans le film, milite pour la défense des droits des détenues et répète depuis de nombreuses années qu’on a de plus en plus tendance à criminaliser la pauvreté, l’itinérance, la toxicomanie ou encore la santé mentale.
Faute de ressources dans la communauté, des problèmes d’ordre social se déplacent vers les prisons. Pour certaines femmes, la prison devient une sorte de refuge, un lieu sécuritaire où elles se sentent protégées de conditions adverses, difficiles, voire impossibles à surmonter à l’extérieur et en partie liées à des conditions de libération conditionnelle parfois trop strictes qui les renvoient en prison au moindre faux pas.
Condamnation montre que celles qui en sortent, comme Treena, Bianca, Caitlin ou Laura, seront de retour peu de temps après. Elles sont prises dans cette porte tournante de l’incarcération, soit parce qu’elles retombent dans leurs anciennes habitudes, comme Treena, qu’elles n’ont pas d’endroit où aller, comme Bianca, ou qu’elles récidivent, comme Caitlin.
Les changements nécessaires en matière d’enfermement des femmes
Dans le documentaire Condamnation, la Société Elizabeth Fry du Canada dénonce l’incarcération de ces femmes et prône une position abolitionniste, le modèle actuel n’étant pas adapté à la réalité et aux besoins des femmes judiciarisées. « On les renvoie dans la rue et on s’attend à ce qu’elles se débrouillent », souligne la sénatrice Kim Pate, protagoniste du film, alors que les ressources dans la communauté sont absentes ou insuffisantes pour combler leurs besoins. Une femme qui ressort après ne serait-ce que quelques semaines passées en prison a bien souvent perdu l’accès à son logement et ses affaires ont probablement été jetées.
Elle se retrouve donc de retour à la case départ et doit repartir de zéro. Il est évident que la situation des femmes judiciarisées est pour le moins complexe, leurs besoins étant énormes et diversifiés. C’est pourquoi la Société Elizabeth Fry du Canada recommande la mise sur pied de mesures de rechange à l’incarcération, qui seraient moins coûteuses pour les contribuables, mais surtout beaucoup plus adaptées à la réalité des femmes.
Si la personne remplit les conditions d’admissibilité, notamment par rapport à l’infraction commise, la reconnaissance des gestes posés ou encore la volonté de collaborer aux mesures proposées, différentes solutions pourraient être mises sur pied. Par exemple, la participation à des séances de médiation en vue de comprendre et de réparer le tort causé à la victime, des services rendus à la collectivité ou encore des mesures de sensibilisation ou de traitement en cas d’abus de substances ou de troubles de la santé mentale.
Cela n’a pourtant rien de nouveau! Entre 1990 et 2000, trois importants rapports[2] ont recommandé des changements majeurs en matière d’enfermement des femmes, dont celui de La création de choix, qui a fait du Canada le chef de file mondial en matière de gestion pénale concernant les femmes avec cette nouvelle philosophie. Les principes directeurs tirés du rapport de La création de choix ont été en partie mis sur pied dans les établissements fédéraux, pour les peines de deux ans plus un jour. Ce rapport a aussi mené à la fermeture du pénitencier de Kingston, où les conditions de détention avaient été déclarées injustes et inadaptées, puis à la construction d’établissements dits plus ouverts, où les femmes habitent dans des maisons pour petits groupes.
De plus, les programmes ont été adaptés à la réalité des femmes et non plus seulement calqués sur ceux offerts aux hommes. Finalement, les réalités particulières des femmes autochtones ont été reconnues, ce qui a notamment mené à la construction du pavillon de ressourcement Okimaw Ohci.
Or, dans les prisons provinciales, où les sentences sont de quelques semaines à deux ans, les conditions de détention restent marquées par le manque d’intérêt à l’égard de la population carcérale féminine du fait de son petit nombre comparativement à celui des hommes, de l’absence de programmes dédiés, de l’état parfois inadéquat des locaux ou encore du surclassement de la cote de sécurité des femmes, faute de place. Pourtant, au vu du portrait des femmes judiciarisées, une approche centrée sur les traumatismes visant à comprendre les multiples contextes de violence dans lesquels ces femmes évoluent est cruciale.
À quand une désincarcération des problèmes sociaux? Condamnation met en exergue le potentiel de ces femmes, qui peuvent apporter des changements importants à leur trajectoire. À la fin du film, Bianca étudie à l’université alors que Treena est en voie de reprendre une formation professionnelle. La sénatrice Kim Pate souligne que le Canada dispose des ressources pour investir dans des programmes novateurs. Et si on choisissait l’humain d’abord? Après tout, comme le chantent si bien les femmes dans Condamnation, elles ne sont pas juste un numéro.
Condamnation (2019) un documentaire de Nance Ackerman, Ariella Pahlke et Teresa MacInnes.
La présente mini-leçon a été rédigée en collaboration avec Madeline Lamboley, consultante de projet.
Madeline Lamboley professeure de criminologie au Département de sociologie et de criminologie de l’Université de Moncton, au Nouveau-Brunswick a collaboré à la rédaction de ce texte en lien avec le documentaire Condamnation réalisé par Nance Ackerman , Ariella Pahlke et Teresa MacInnes.
Société Elisabeth Fry du Québec (2011). La justice pénale et les femmes. Montréal : Éditions du remue-ménage, 171 pages.
Service correctionnel du Canada (1990). La création de choix : rapport du groupe d’étude sur les femmes purgeant une peine fédérale. Ottawa : Ministère des Approvisionnements et Services. https://www.csc-scc.gc.ca/femmes/092/002002-0001-fr.pdf
Arbour, L. (1996). Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des femmes de Kingston. Ottawa : Ministère des Approvisionnements et Services Canada. https://publications.gc.ca/site/fra/9.831723/publication.html
Ratushny, L. (1997). Self-defence review, final report — Examen de la légitime défense, rapport final. Ottawa : Rapport soumis au ministre de la Justice du Canada et au Solliciteur général du Canada. https://www.securitepublique.gc.ca/lbrr/archives/ke%208839%20r3%201997%20f-fra.pdf
[1] Société Elisabeth Fry du Québec (2011). La justice pénale et les femmes. Montréal : Éditions du remue-ménage, 171 pages.
[2] Service correctionnel du Canada (1990). La création de choix : rapport du groupe d’étude sur les femmes purgeant une peine fédérale. Ottawa : Ministère des Approvisionnements et Services. https://www.csc-scc.gc.ca/femmes/092/002002-0001-fr.pdf
Arbour, L. (1996). Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des femmes de Kingston. Ottawa : Ministère des Approvisionnements et Services Canada. https://publications.gc.ca/site/fra/9.831723/publication.html
Ratushny, L. (1997). Self-defence review, final report — Examen de la légitime défense, rapport final. Ottawa : Rapport soumis au ministre de la Justice du Canada et au Solliciteur général du Canada. https://www.securitepublique.gc.ca/lbrr/archives/ke%208839%20r3%201997%20f-fra.pdf
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