Dans la grande famille des techniques d’animation, l’écran d’épingles Alexeïeff-Parker, pourtant employé depuis les années 1930, demeure une figure énigmatique.
Panneau vertical percé de centaines de milliers de trous, chacun traversé par une aiguille noire rétractable, l’écran d’épingles s’utilise à la verticale, dans l’obscurité complète. Il est éclairé latéralement de façon à ce que ses aiguilles puissent projeter selon leur degré d’enfoncement, tous les tons du noir au blanc.
Pour faire un film, l’animateur enfonce des groupes épingles à l’aide de petits instruments divers, de façon à former un dessin en relief. Ensuite, il prend une photo, puis modifie un peu son dessin avant de prendre une seconde photo, et ainsi de suite. Il faudra 24 de ces photos pour constituer une seule seconde d’animation.
Bien que la méthode, qui demande à la fois minutie, ambidextralité et détachement, ne convienne pas à tous les animateurs, et que son produit, plus onirique et flou que narratif et précis, ne satisfasse pas toutes les histoires, il est possible à tous de se familiariser avec l’écran d’épingles et de pleinement l’apprécier. Voici 3 clés.
1. L’écran d’épingles est gravure en mouvement
Avant d’inventer l’écran d’épingles aux côtés de sa seconde épouse, l’artiste américaine Claire Parker, Alexandre Alexeïeff se démarque par la virtuosité de ses gravures. Né sous l’Empire russe et débarqué à Paris au début des années 1920, il travaille dans le milieu des livres rares et des éditions de luxe. Il illustre de nombreux recueils de poèmes et romans, dont notamment un ouvrage en 3 volumes de Les Frères Karamazov de Dostoïevski ainsi que La Dame de Pique, une nouvelle de Pouchkine dont on peut voir quelques illustrations ici. Pour Alexeïeff, l’écran d’épingles s’ébauche donc comme un moyen pratique d’articuler la gravure, de la mettre en mouvement.
En cherchant à animer l’image gravée, avec ses noirs, ses blancs et ses infinies demi-teintes, Alexeïeff souhaite explorer le pendant plus artistique de l’animation. L’instrument, ainsi que le cinéma qui en découle, témoignent de cette volonté de s’éloigner du dessin animé, alors très axé sur la précision de la ligne, la rapidité et la bouffonnerie (pensons par exemple aux balbutiements de l’empire Walt Disney) pour créer autre chose : un cinéma d’animation plus sérieux, plus « beaux arts ».
2. L’écran d’épingles est issu de la première avant-garde française
Qui dit première avant-garde (parfois aussi appelée impressionnisme français) dit films où le langage visuel prime sur le sujet. Cette première avant-garde, typique du début des années 1920, est marquée par des œuvres frappantes, souvent de véritables symphonies visuelles où les possibilités graphiques du médium (cadrage, rythme, mouvement, clair-obscur) sont exploitées au maximum.
Cette primauté de l’image se conjugue à une grande préoccupation envers l’univers du subconscient. Il en résulte des œuvres évocatrices, dramatiques ou poétiques, où se mêlent symboles, rêves et désirs. L’action y est plus souvent mue par les soubresauts d’une pièce musicale que par le déroulement d’un quelconque récit. Les tout premiers films d’Alexeieff, tel par exemple Une Nuit sur le Mont Chauve, attestent de l’influence de ce courant dans la genèse du médium.
3. L’écran d’épingles est l’un des instruments les plus rares du cinéma d’animation
Pour de longues années, les inventeurs de l’écran d’épingles, Alexandre Alexeïeff et Claire Parker, seront seuls au monde à l’utiliser. Leurs premiers films sont bien reçus, mais l’on réalise vite que le médium est chronophage, et donc dispendieux. Aucun grand studio ne démontre d’intérêt sérieux pour leur invention… à part l’Office National du Film du Canada.
Le couple Alexeïeff-Parker y est invité une première fois par Norman McLaren en 1944. McLaren a reçu le mandat de fonder un studio d’animation et souhaite tabler sur l’expérience d’animateurs de l’étranger. Le court-métrage En passant, qui sera projeté en ouverture du Festival de Cannes en 1946, représente le fruit de cette première rencontre entre l’écran d’épingles et l’ONF. Ce n’est qu’en 1972 que cette union reprend vie. L’ONF, par l’entremise de McLaren, se dote d’un écran d’épingles et demande à Alexeïeff et Parker d’offrir un atelier à ses animateurs de l’époque, dont Ryan Larkin et Caroline Leaf.
Ce sera pourtant Jacques Drouin, un étudiant québécois de retour de l’Université de la Californie à Los Angeles (UCLA), qui demandera à McLaren de s’exercer à l’écran. Drouin avait visionné, au célèbre Musée d’art moderne de New York (MoMA), le film d’Alexeïeff et Parker intitulé Le Nez (1963). Ce brillant film d’une dizaine de minutes, basé sur une nouvelle de Gogol, s’avérera pour lui le déclencheur d’une longue et fructueuse carrière aux commandes de l’écran d’épingles. Pour trois décennies et jusqu’à sa retraite, Jacques Drouin sera seul au monde à utiliser l’écran, d’une main de virtuose.
Aujourd’hui, c’est l’illustratrice Michèle Lemieux qui a repris le travail des aiguilles. Pour la première fois, une femme se retrouve seule aux commandes. Elle réalise en 2012 Le grand ailleurs et le petit ici, puis débute un second film (titre de travail Illusion; production en cours) souhaitant cette fois dépasser les limites du médium en filmant notamment les deux faces de l’écran, jouant ainsi avec le côté positif et négatif de l’image, et en s’amusant avec et autour de l’écran (projection d’ombres au mur, juxtaposition d’objets sur l’écran, etc.).
Parallèlement, Michèle Lemieux entre en lien avec Svetlana Alexeïeff-Rockwell (décédée le 15 janvier dernier à l’âge de 91 ans), artiste peintre et unique descendante d’Alexeïeff. Cette dernière est issue du premier mariage d’Alexeïeff et a participé, aux côtés de sa mère, Alexandra Grinevsky, à l’élaboration du premier prototype de l’écran d’épingles. Lorsqu’elle visionne en primeur le premier film de Michèle Lemieux, elle est émue aux larmes.
Le grand ailleurs et le petit ici, Michèle Lemieux, offert par l’Office national du film du Canada
Ensemble, les deux femmes veilleront à la remise en service d’un deuxième écran d’épingles, appelé Épinette, jumeau de celui utilisé par l’ONF. Ce dernier a été vendu en 2012 au Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), à Paris, qui souhaite que l’outil serve à nouveau pour la création et que des artistes européens y créent de nouvelles œuvres animées. Michèle Lemieux doit prochainement se rendre en France pour donner, comme l’ont fait Alexandre Alexeïeff, Claire Parker et Jacques Drouin avant elle, un atelier de maître dans l’espoir d’éveiller la curiosité, voire même de susciter un coup de foudre, tel celui qu’elle a elle-même connu, pour cet instrument si singulier.
* Voyez notre sélection de films L’ONF célèbre l’écran d’épingles, mise en ligne pour souligner le décès de Svetlana Alexeïeff-Rockwell.
* Ce billet a été rédigé en partie à l’aide d’informations recueillies auprès de Julie Roy, productrice exécutive du Studio d’animation français de l’ONF.