Vendredi cinéma | Les chariots de l’enfer
Le processus artistique derrière chaque documentaire est parfois implicite, mais rarement évident. On imagine que, dans un souci d’information qu’on pourrait qualifier de démocratique, une équipe passionnée s’éloigne du reportage rapide pour fouiller une question en profondeur. Le documentariste est souvent effacé du processus, aux antipodes d’un Michael Moore plutôt sensationnaliste. Murray Siple se situe sur la frontière entre ces deux approches.
Comme il l’explique dès le départ, Siple était réalisateur de vidéos sur la planche à neige jusqu’à ce qu’un accident de voiture le contraigne à une chaise roulante. En une décennie, il ne réalise aucun film, vivant dans un quartier aisé de Vancouver, jusqu’à ce qu’il se mette à suivre les aventures de quelques itinérants qui s’amusent à descendre les côtes abruptes de son quartier huppé en chariots d’épicerie. Entre la partie de plaisir irresponsable et la quête monétaire perpétuelle (ils récupèrent du matériel recyclable pour le revendre), l’activité illicite attire notre réalisateur, qui suivra principalement Al, un jeune itinérant allumé qu’il perdra pendant quelques mois, le temps d’un séjour en prison.
Les chariots de l’enfer, Murray Siple, offert par l’Office national du film du Canada
Sensations fortes par procuration
L’effet cathartique de la réalisation du documentaire saute immédiatement aux yeux d’un spectateur averti : confiné à sa chaise roulante, démarrant le documentaire en confessant son besoin de rapidité et sa nostalgie concernant l’adrénaline d’antan, Siple vivra ses sensations fortes par procuration parce qu’il en est lui-même incapable. Il filmera Al en train de risquer sa vie, à de nombreuses reprises, dans des pentes réellement dangereuses : ce sera à travers la pure joie d’Al, exprimée par des cris de victoire et des sourires béats, que notre documentariste pourra revivre des sensations enfouies et perdues depuis une décennie.
La vie de l’itinérant et du sans-abri n’est pas toute faite de moments forts en émotion et en risques romantiques : Al vivra une arrestation qui laissera Murray sans partenaire cinématographique principal pendant plusieurs mois. Murray filmera les amis de son sujet de documentaire et témoignera de leur dégradation physique en temps réel : un squatteur réfugié dans les bois montrera à Siple la toute récente cicatrice causée par un accident avec du verre. Le cas ne s’améliorera pas à travers les jours et celui-ci perdra graduellement l’usage de sa main, au grand dam de ses habitudes musicales à la guitare.
Al, dans un chandail blanc représentant une marque de bière en grandes lettres rouges, essaie de convaincre son ami d’arrêter de boire, probablement motivé par la présence bienveillante de Murray, mais cet ami est incapable de ne pas boire. Ce monde de vitesse et de folie s’écroule visiblement. Comme en témoignent certains adeptes de la descente du cadi au début du long métrage documentaire : certains meurent dans l’activité périlleuse, d’autres sont gravement blessés, certains sont arrêtés. C’est un monde dangereux, en effet.
Mais c’est un monde qui manquait terriblement à Murray Siple. En plaçant sa caméra sur les Caddie, en suivant les parcours tortueux de ces hommes fantômes, en observant sans aucune forme de jugement, Murray est capable d’infiltrer ce monde rude malgré la chaise roulante et l’automobile adaptée à ses besoins. Le temps de filmer ce documentaire, parce qu’il le veut tellement et parce qu’il en est tragiquement incapable, Murray s’intègre au groupe avec l’intérêt du cinéaste et la passion d’un homme à qui on a volé le passé. Et c’est à travers la jambe tendue, trainant derrière le charriot d’Al, ralentissant la descente infernale, détruisant rapidement les souliers du pauvre homme, que Murray Siple se permettra de revivre sa jeunesse, le temps d’un documentaire sur la pauvreté à Vancouver.