Détournement de sens
Durant la Seconde Guerre mondiale, la propagande cinématographique est le théâtre d’une guerre de persuasion, d’une bataille idéologique et politique, d’une lutte à finir entre deux visions du monde, où tous les coups sont permis afin de gagner des sympathisants à sa cause. Deux visions s’affrontent : une démocratique, qui mise sur la liberté et l’égalité des hommes ainsi que sur la fraternité entre les peuples, l’autre, tyrannique, totalitaire, raciste, qui prône la supériorité de la race aryenne et la domination de l’Allemagne sur l’Europe.
Une des techniques de la propagande cinématographique canadienne, produite à l’Office nationale du film de 1940 à 1945, était l’utilisation d’extraits de films de propagande nazie dans ses propres films. Il s’agissait essentiellement, à l’aide d’un habile montage et d’une narration efficace, de détourner le sens des images tirées des actualités allemandes afin de servir le propos des Alliés. Il faut dire que les films de propagande de l’ONF étaient des films de montage, qui utilisaient des images provenant de différentes sources, principalement de compagnies canadiennes, américaines et anglaises productrices d’actualités filmées. Il y avait très peu de matériel original, surtout au début de la guerre. Les images nazies étaient mêlées à tout ça. C’est la narration qui donnait au film sa trame narrative, son fil conducteur, son sens. La portion visuelle des films servait essentiellement à illustrer le propos.
Le premier film de l’ONF à utiliser pareille technique est Front d’acier. Sorti en avril 1940, le film, qui insiste sur la formidable mécanisation de l’armée allemande et sur la contribution des travailleurs d’usine du Canada à la modernisation de l’armée canadienne, présente plusieurs images tirées des films de propagande nazie. Mais comment le Canada obtenait-il ses images? Elles étaient tout simplement volées, capturées à l’ennemi. Il existe très peu de documents d’archives témoignant de la façon dont l’ONF s’y prenait pour mettre la main sur ce genre de matériel. Toutefois, il est certain que la marine canadienne a joué un grand rôle dans la capture de ce métrage.
Front d’acier, John McDougall, offert par l’Office national du film du Canada
Quand on examine de près Front d’acier, il est difficile de déterminer la provenance exacte des images tirées des actualités allemandes. Le ministère du Reich à l’éducation du peuple et à la propagande a tourné des centaines voire des milliers de films. J’ai toutefois réussi à trouver des images tirées d’un film allemand d’actualités de 1939 sur l’invasion de la Pologne, qui sont utilisées dans Front d’acier. Je vous invite à visionner les images de l’hélice d’un avion en plein vol, du soldat mitrailleur et de l’avion qui laisse tomber des bombes dans le film de l’ONF de 4:54 à 5:02, puis de les comparer avec celles du film allemand de 5:37 à 6:09. À certains moments, vous retrouverez exactement les mêmes images.
http://www.youtube.com/watch?v=nMJFcAWrKcs
Il est intéressant de noter que le film allemand ne veut qu’illustrer la puissance de l’aviation allemande sans jamais montrer les dégâts causés par les bombardements, tandis que Front d’acier, après avoir montré le raid aérien allemand, enchaîne avec des images d’explosion, de maisons en flamme et de gens affolés s’enfuyant. Ces images ajoutées sont tirées d’un film sur l’évacuation de Dunkerque en France (rien à voir avec l’invasion de Pologne) achetées par l’ONF à la compagnie américaine Paramount News.
L’extrait, tiré de Front d’acier, que je vous ai proposé, constitue un exemple de manipulation de l’image, de détournement de sens qui avait cours dans les films de propagande de l’ONF. Il en existe sans doute plusieurs autres. Le Web regorge de films d’actualités allemands. À vous de voir s’il n’y a pas d’autres images de propagande nazie qui se cachent dans Front d’acier!