Perdre le Nord
Le 2 novembre 1982 la compagnie Iron Ore of Canada (IOC), dirigée par un certain Brian Mulroney, annonce la fermeture de sa mine de fer à Schefferville. Le marché de l’acier est en chute libre. Le minerai de fer ne se vend plus. Le coup est dur. Ville minière, « Company Town », comme on dit, la fermeture de la mine signifie ni plus ni moins la fermeture de Schefferville. Quand la nouvelle tombe, les cinéastes Jacques Leduc et Roger Frappier, qui travaillent ensemble sur un autre sujet de film, sont interpelés. Ils y voient un moment historique, un signe de la fin de la Révolution tranquille, de cette mythologie qui veut que l’avenir du Québec passe par le Nord. La tendance se poursuivra d’ailleurs avec la fermeture de la ville de Gagnon, deux ans plus tard. Ils y voient surtout l’occasion de témoigner de la réalité de milliers de personnes touchées par cette fermeture; ceux qui ont cru trouver le bonheur et la prospérité dans le Nord, sur cette terre sauvage et mythique, qu’on appelle le Nouveau-Québec; ceux qui ont choisi de partir ou de rester, pour le meilleur et pour le pire.
Quelques jours après l’annonce, les deux cinéastes sont déjà sur place. Le producteur Jean Dansereau ayant réussi à débloquer des fonds pour faire démarrer le projet. Ils vont développer le scénario de ce qui deviendra Le dernier glacier, le film que nous vous présentons à la une d’ONF.ca. Une première version, entièrement fictive mais basée sur les témoignages des travailleurs, est écrite en quelques semaines. Difficilement réalisable à cause des coûts trop élevés de production, elle sera remplacée par une seconde version, mélangeant documentaire et fiction. Difficile de dire à quoi aurait ressemblé la première ébauche du scénario, mais le résultat de la seconde version est spectaculaire!
Tourné en 16 mm, à la manière du cinéma direct, pour la portion documentaire, et en 35 mm pour la fiction, Le dernier glacier, mélange habilement les deux genres. Entrecoupé de véritables témoignages de travailleurs de l’IOC et de jeunes qui n’ont pas connu autre chose que la vie à Schefferville, de scènes de ceux qui restent et de ceux qui partent, le film raconte l’éclatement d’un couple fictif, celui de Raoul et de Carmen. Lui, veut partir, refaire sa vie à Sherbrooke, d’où il était parti 10 ans auparavant, elle, veut rester avec leur fils Benoît. Le procédé donne aux scènes de fiction, interprétées par les comédiens Robert Gravel, Louise Laprade, Martin Dumont et Michel Rivard, également auteur-compositeur et interprète de la chanson thème du film, Schefferville, le dernier train, de tels accents de vérité et de réalisme, que l’on finit par les confondre avec les séquences documentaires. De la même façon, il apporte une dimension dramatique aux scènes documentaires car le spectateur suppose que derrière les témoignages de ces vrais personnes se cachent peut-être le même drame que vivent Raoul, Carmen et Benoît.
La narration de Michel Rivard, qui joue aussi un rôle dans le film, vient faire l’unité entre le documentaire et la fiction. L’utilisation de la technique du cadrage à multi-écrans (Split Screen) permet également de créer cette unité. On pense à cette séquence où le spectateur peut à la fois voir le témoignage d’un ex-travailleur de l’IOC et celui du personnage de Raoul, joué par Robert Gravel. Cette technique permet aussi de multiplier les points de vue, comme dans le cas des enfants qu’on interroge sur leur attachement à la ville, la situation de leurs parents, leurs rapports avec les autochtones, à qui d’ailleurs le film fait une large part, eux qui composaient une partie significative de la population. Elle donne aussi l’opportunité aux cinéastes de marquer des contrastes. On pense à ces nombreuses séquences où d’un côté, des familles manifestent leur désir de rester, tandis que d’autres vident leur maison et s’apprêtent à partir.
Film oublié, trésor retrouvé, Le dernier glacier est plus que jamais d’actualité avec la mise en chantier du Plan Nord du gouvernement québécois. Je vous recommande chaudement ce film magnifique, qui vous laissera sans doute en mémoire un couplet ou deux de la très belle chanson de Michel Rivard, Schefferville, le dernier train.