Trouver le ressort émotionnel d’un film difficile à regarder
Je pourrais avancer plusieurs raisons pour lesquelles il faut regarder Tuer un tigre, le film de Nisha Pahuja. Je pourrais m’extasier sur sa cinématographie grandiose et sur la profondeur avec laquelle elle enracine le public dans les paysages pastoraux et les environnements urbains contrastés du Jharkhand, en Inde. Je pourrais aussi affirmer que même si le film se déroule en Inde, son propos est universel. Compter Mindy Kaling et Dev Patel au nombre des producteurs exécutifs pourrait encore appuyer cet argument. Mais nous risquerions alors de nous embrouiller, car c’est à ce moment précis que vous me demanderez probablement de quoi parle le film, et je ne pourrai pas vous mentir.
Tuer un tigre suit le combat acharné d’un père qui défie la communauté de son village afin d’obtenir justice pour sa fille de 13 ans, agressée sexuellement par trois hommes adultes appartenant à la même communauté. Cela, en soi, pourrait vous décourager, car le sujet est indéniablement difficile, bien qu’important.
Lorsqu’une œuvre pose ce genre de dilemme, j’aime me concentrer sur son ressort émotionnel. Dans Tuer un tigre, ce ressort, c’est le père, Ranjit. Si c’est par le père que nous entrons dans cette histoire, le film ne laisse pas ce qu’il vit prendre le pas sur ce que ressent sa fille. Le combat de Ranjit sert plutôt à souligner l’ampleur des dommages collatéraux causés par l’agression sexuelle.
Tuer un tigre, Nisha Pahuja, offert par l’Office national du film du Canada
Tout d’abord, cet événement transforme complètement l’adolescente, qui devient triste et renfermée, à la maison et en société. Ensuite, sa mère, son père et ses frères et sœurs se sentent coupables et impuissants. Peu après, d’énormes divisions apparaissent dans le village. On suggère que la fille de Ranjit épouse l’un de ses agresseurs : personne d’autre ne la choisirait maintenant qu’elle est souillée. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Il n’est pas anodin que Ranjit intente une action en justice contre les agresseurs de sa fille, des hommes qu’il connaît. Il s’expose, ainsi que toute sa famille, à une campagne obscène : ostracisme, isolement, calomnies. Non seulement la plupart des habitants du village désapprouvent la décision de Ranjit, mais beaucoup d’entre eux — hommes et femmes confondus — se rangent du côté des agresseurs.
Les villageois nient l’agression ou défendent les agresseurs : ceux-ci ont commis une erreur, il faut leur pardonner. Ils suggèrent dans le même souffle que l’enfant porte une part de responsabilité en raison, peut-être, de sa tenue et de son comportement.
Ainsi, lorsque Ranjit décide de porter le cas hors des limites de sa communauté, malgré les pressions du responsable de son district et du chef du village, cela lui coûte cher, ainsi qu’à sa famille. Il perd la plupart de ses alliés dans le village. Son unique système de soutien repose sur des personnes de l’extérieur qui militent pour l’égalité des sexes. Celles-ci lui rendent visite à l’occasion seulement, pendant que le dossier est en cours, mais ne peuvent lui fournir une protection constante. Bien sûr, rien ne garantit que les agresseurs seront reconnus coupables ou que les liens avec la communauté se rétabliront.
Malgré le courage de Ranjit tout au long de la procédure judiciaire, l’affaire l’épuise. Il perd espoir à plusieurs reprises. Il se met à boire beaucoup pendant quelques semaines, ce qui lui fait rater un rendez-vous au tribunal. Mais il se ressaisit et se concentre sur sa fille et sur l’importance de cette affaire pour elle.
Ranjit est un homme qui défend sa fille avec acharnement. Il sait qu’il envoie un message déterminant à tout son entourage. Il se heurte à des obstacles considérables ; il y a de fortes chances que lui et sa fille perdent leur cause — une triste issue, tout aussi probable n’importe où ailleurs dans le monde.
Mais c’est également dans la lutte que le bon côté des choses se dévoile. Ranjit n’inspire pas seulement de l’espoir parce qu’il continue à se battre : il incarne des changements systémiques dans les attitudes à l’égard des femmes et des filles. Les militants qui l’aident tout au long de ce parcours sont des femmes et des hommes qui ont toutes et tous une vision structurée et évoluée de l’équité entre les sexes. Ces personnes possèdent le vocabulaire dont elles ont besoin pour construire un avenir meilleur et elles l’enseignent à d’autres.
Le film démontre ainsi que même si le changement survient lentement, il se produit malgré tout, et que des soldates et des soldats occupent tous les fronts. Voilà en définitive ce qui fait de Tuer un tigre une œuvre rassurante.
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Ping : « Tuer un tigre », le film de Nisha Pahuja : trouver le ressort émotionnel d’un film difficile à regarder | La Source | Vol 24, No 12 - 9 au 23 janvier 2024