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L’œuvre documentaire de Gilles Carle – 2e partie (1981-1998) | Perspective du conservateur

L’œuvre documentaire de Gilles Carle – 2e partie (1981-1998) | Perspective du conservateur

L’œuvre documentaire de Gilles Carle – 2e partie (1981-1998) | Perspective du conservateur

La première partie de ce billet s’intéressait aux premières années de Gilles Carle à l’ONF, une période qui commence par son embauche à titre de scénariste en 1958 et se termine après son départ pour le secteur privé en 1965.

Sept ans durant lesquelles il a réalisé sept courts métrages documentaires principalement pour la télévision, mais également pour les salles de cinéma. Vous pouvez lire ce texte ici.

Au début des années 1980, après avoir écrit et réalisé dix longs métrages de fiction, dont trois sont présentés en compétition officielle au Festival de Cannes et un autre qui connaît un succès retentissant auprès du public, Les Plouffe (1981), le cinéaste originaire de l’Abitibi revient à un genre qu’il avait délaissé seize ans auparavant : le documentaire.

Durant les dix-huit années qui vont suivre, Gilles Carle tourne à l’ONF pas moins de cinq longs métrages documentaires[1], comme pigiste, tout en continuant de réaliser de la fiction dans le privé. La deuxième partie de ce billet voudrait se pencher sur ces films.

Genèse d’un projet documentaire sur les échecs

À la fin des années 1970, Camille Coudari, maître international des échecs, termine un livre sur le sujet et cherche des photos d’échéquistes québécois. Il en trouve de très bonnes, prises par le cinéaste Gilles Carle. Coudari, qui caresse depuis longtemps l’idée d’un film sur ce jeu qui le passionne, entre en contact avec Carle pour lui parler de son projet. Le cinéaste, lui-même un joueur d’échecs, se montre intéressé. Entretemps, Coudari fait la rencontre d’Hélène Verrier, une productrice indépendante qui entrera bientôt à l’ONF et qui nourrit également l’idée d’un film sur le sujet. Mine de rien, l’équipe de Jouer sa vie (1982) se forme. Peu de temps après, Hélène Verrier démarre le projet au Studio C de l’ONF. Carle est embauché comme réalisateur. Coudari devient coréalisateur et responsable de la recherche, et il sera l’un des principaux intervenants dans le film.

Photographie de tournage du film Jouer sa vie (1982).

Le joueur d’échecs

Dès le départ, Carle s’empare du projet et élabore son scénario. Il ne s’agit pas de réaliser un film didactique sur le sujet, d’expliquer les règles du jeu, d’apprendre au public à jouer ou à mieux jouer. Carle compte plutôt explorer l’univers des échecs et l’expérience des grands joueurs. La recherche de Camille Coudari lui a révélé que le maître international d’échecs a une âme d’enfant, qu’il est une personne marginale, un amateur passionné, un professionnel, un fonctionnaire de l’état, une vedette, un génie, un artiste et un combattant de première ligne. Pour Carle, le jeu est une représentation théâtrale du monde, le reflet des tensions sur « l’échiquier » mondial, à l’heure de la guerre froide. Un jeu manichéen dans lequel deux visions du monde s’affrontent : l’une, loyale, qui veut que « le meilleur gagne », l’autre, politique, qui commande de gagner par tous les moyens. Deux positions dans lesquelles le joueur n’a d’autre choix que de tout donner, de tout sacrifier, que de jouer sa vie. D’où le titre du film. Le cinéaste voit là un formidable potentiel dramatique, la possibilité de faire un documentaire aux allures de fiction avec des personnages et du suspense.

Jouer sa vie, Gilles Carle et Camille Coudari, offert par l’Office national du film du Canada

Le bon, le méchant et le mystique

Des personnages principaux, il y en a trois : le bon, Viktor Kortchnoï, dissident soviétique qui a tout quitté pour être un joueur libre et dont on retient l’épouse et les enfants dans son pays d’origine; le méchant, Anatoli Karpov, joueur russe, porte-parole de son pays et du régime soviétique, représentant du totalitarisme, de la terreur d’État, de ceux qui feront tout pour gagner, pour montrer qu’ils sont les meilleurs; le mystique, Bobby Fischer, joueur américain, un être génial, mais étrange, un peu fou, le meilleur joueur de tous les temps, aux dires de plusieurs, qui a renoncé à son titre de champion du monde en 1972 et dont l’aura plane au-dessus des autres depuis. Trois personnages qui nous font penser à ceux d’un célèbre western de Sergio Leone[2]. Carle nous rappelle d’ailleurs que nous ne sommes pas loin de l’univers du western, en intercalant des images des plaines de l’Ouest, notamment de celle qu’on appelle « la route du cinéma », un lieu mythique où les cinéastes américains John Ford et Henry Hathaway ont tourné leurs grands westerns.

Affiche du film Jouer sa vie (1982).

Il y a aussi trois intervenants principaux, qui viennent grandement enrichir le propos du film par leurs commentaires : Camille Coudari, maître international des échecs, coréalisateur du film et recherchiste; Fernando Arrabal, écrivain, dramaturge espagnol et chroniqueur spécialiste des échecs; Reuben Fine, psychanalyste américain et grand maître international des échecs. Carle ajoute également une dimension historique à son film en remontant aux origines du jeu, en relatant son évolution, en rappelant les différentes tactiques privilégiées au cours de l’histoire et en nous parlant des pièces, de leurs noms dans diverses langues et de leurs significations.

Jouer sa vie est un film fascinant, une réflexion profonde et une analyse fouillée du jeu et du joueur d’échecs de l’époque, un portrait saisissant d’une période révolue, celle de la guerre froide.

Célébrer la production en français

Après avoir tourné le long métrage de fiction Maria Chapdelaine (1983) dans le secteur privé, Gilles Carle revient à l’ONF pour réaliser un film hommage aux 25 ans de production en français de l’institution : Cinéma, cinéma (1985), qu’il coréalise avec le monteur Werner Nold. Le film couvre une période qui s’étend de 1959 à 1984. Ces dates sont toutefois discutables, car il y a bien eu une production en français avant 1958-1959, moment de la création des deux studios francophones, le F et le G. En fait, on peut dire de cette période qu’elle remonte aux années 1940, dès les premières années après la création de l’organisme. Carle le sait. Il tourne d’ailleurs la situation en dérision en disant, alors qu’il agit comme présentateur dans son film : « Ça fait 25 ans que la production française existe à l’ONF ou 26 ou 27. On n’est pas sûrs. C’est fédéral, c’est pas clair ![3] »

Cinéma ou télévision

Au départ, Cinéma, cinéma n’était pas un projet de film, mais d’émission de télévision ! Carle l’imagine comme un spectacle, en direct, avec des extraits de films, de courtes entrevues de réalisateurs et de réalisatrices menées par un animateur (Jean Lapointe), des décors empruntés aux films les plus connus, des accessoires inusités, des chansons et un trio de musique country, qui viendrait faire des liens chantés entre les parties du spectacle. Des extraits de films (près d’une cinquantaine), des entrevues (avec Michel Brault, Denys Arcand, Bernard Gosselin, Anne Claire Poirier, Pierre Perrault et d’autres), un animateur (Gilles Carle lui-même), des décors et des accessoires, des chansons, un trio de musique country (Chloé Sainte-Marie, François Guy, Robert Paradis), il y en aura. Mais ce sera un film, pas une émission de télé. Le documentaire de Carle et Nold sera présenté en grande première en février 1985 sur les ondes de Radio-Canada, dans le cadre de l’émission Les Beaux Dimanches[4].

Cinéma, cinéma, Gilles Carle et Werner Nold, offert par l’Office national du film du Canada

On peut reprocher beaucoup de choses à Cinéma, cinéma quand on le regarde aujourd’hui. Il accorde très peu de place au cinéma d’animation et de fiction, reste muet sur le cinéma des femmes, sur les films qui proposent un regard sur le monde (le Chili, le Mexique et plusieurs pays d’Afrique) et sur ceux qui ont été tournés par des cinéastes issus des communautés ethnoculturelles (Jacques Bensimon, Marilú Mallet, Tahani Rached). En somme, il est beaucoup question de documentaire, de cinéma direct, de cinéma au masculin et du Québec. Mais il a aussi beaucoup de qualités. Carle et Nold ont réussi à dénicher plusieurs petits bijoux d’extraits. Le cinéaste nous les présente avec beaucoup d’humour et de sensibilité. Les entrevues sont courtes et instructives. Le trio de musique country est irrésistible. Et que dire de la chanson thème Cinéma, cinéma, écrite par Carle, mise en musique par François Guy et interprétée par Chloé Sainte-Marie ? Un petit air country que vous vous surprendrez à fredonner longtemps après avoir vu le film.

Le projet Picasso

Peu de temps après, Carle s’attaque à un troisième grand projet documentaire : Ô Picasso (1985), un film sur le célèbre peintre. Il collabore une fois de plus avec Camille Coudari (coréalisateur) et Fernando Arrabal (participant), qui étaient de l’aventure du film sur les échecs. On retrouve également la chanteuse et comédienne Chloé Sainte-Marie et le musicien François Guy, deux membres du trio country de Cinéma, cinéma. Tout comme il l’avait fait avec Jouer sa vie, Carle nous propose un documentaire dramatique dans lequel la vie et l’œuvre de Picasso nous sont présentées comme un drame. Son film trouve son inspiration et son point de départ dans la grande exposition consacrée au peintre espagnol, qui se tient au Musée des beaux-arts de Montréal à l’été 1985.

Le réalisateur Gilles Carle en compagnie de l’actrice Chloé Sainte-Marie pendant le tournage du film Ô Picasso (1985). (Photo: Lyne Charlebois.)

L’œuvre immense de Picasso (certaines personnes avancent le nombre de 50 000 créations[5]) et sa longue vie (il meurt à 91 ans) sont extrêmement difficiles, voire impossibles à résumer. Le cinéaste ne tombe donc pas dans le piège du documentaire biographique. Par l’entremise d’entrevues de spécialistes, de peintres, d’écrivains et d’écrivaines, de personnes qui l’ont bien connu, de photos et de films d’archives, de dessins, de peintures et de citations du grand maître espagnol, Carle nous fait entrer de façon remarquable dans l’univers de Picasso. Il ajoute à son film des séquences animées réalisées par le cinéaste Pierre Hébert, des chansons aussi, dont celle, éponyme, qu’il a lui-même écrite, et qui est mise en musique par François Guy et interprétée par Chloé Sainte-Marie.

Le mystère Picasso

Ô Picasso est un film à suspense, un voyage intrigant au cœur de la vie et de l’œuvre du peintre. Il soulève plusieurs questions, mais en pose une essentielle : Comment Picasso est-il devenu Picasso ? Dans le film, certaines personnes soutiennent que c’est le talent, l’hérédité, l’époque. « La peinture est plus forte que moi, elle me fait faire ce qu’elle veut[6] », dira un jour le peintre lui-même. D’autres présument qu’il y a une part de chance, de destin, que cela est dû à sa formation, à son sens inné du marketing, à sa capacité d’emprunter aux autres peintres, de recycler, de refaire ce que d’autres ont fait avant lui. « Il doit quelque chose à tout le monde, même à sa blanchisseuse[7]! », dira le peintre Fernand Léger. Somme toute, le film suggère une multitude de réponses, mais pas de réponse définitive. Le mystère Picasso n’est pas résolu. L’intention de Carle est plutôt de nous faire aimer l’homme et son œuvre, qui sont, nous le comprenons après avoir vu le film, intimement liés. Ô Picasso n’est malheureusement pas accessible en ligne pour le moment. Notre équipe Relation d’affaires et services juridiques tente toujours d’obtenir les droits de diffusion en continu pour ce film.

Parler d’Amérique

Au milieu des années 1980, la population francophone s’interroge plus que jamais sur son identité. Elle ne la conçoit plus comme uniquement associée au français parlé au Québec et à la culture québécoise. Ses frontières s’élargissent. Elle commence à se voir dans un ensemble plus large, l’Amérique. Une réflexion semblable émerge également à l’ONF. Le producteur Éric Michel lance deux séries de films sur le sujet : L’américanité (1987) et Parler d’Amérique (1989-1993)[8]. Gilles Carle, qui a tourné un autre long métrage de fiction dans le privé, La guêpe (1986), revient à l’ONF et collabore à la deuxième série. Alors que les thèmes du territoire, du voyage, de l’errance, de la perte de sens et de la domination de la culture américaine traversent la plupart des films des deux séries, Carle, lui, s’intéresse à la figure du diable en Amérique.

Le Diable d’Amérique, Gilles Carle, offert par l’Office national du film du Canada

Le diable d’Amérique

Dans l’esprit du road-movie, Carle part à la recherche des différentes figures qu’on a attribuées au diable en Amérique du Nord au fil du temps, tout en répondant à plusieurs questions, avec la complicité de plusieurs personnes. Qui est-il ? D’où vient-il ? À quoi ressemble-t-il ? Existe-t-il encore ? On découvre d’abord le diable du folklore québécois, celui des contes et des légendes populaires, puis celui des cultures autochtones. Le cinéaste nous entraîne ensuite dans les bayous de la Louisiane, où la figure du diable apparaît dans les cérémonies vaudoues, après quoi il s’arrête à Dallas, au Texas, où les croyances quant au diable et aux esprits maléfiques sont bien présentes. Enfin, il s’interroge sur l’image du diable aujourd’hui. Le diable brûlant de la religion catholique a fait place à son double, celui, glacé de la de la modernité et de la haute technologie. Tout ce parcours au rythme de la formidable musique de Dr John, un groupe cajun très populaire dans les années 1960, que le cinéaste nous fait découvrir.

Le cinéma de Gilles Carle vu par Gilles Carle

Après deux décennies d’activité créatrice extrêmement fructueuse, qui comptent plus d’une quinzaine de films, à la fois documentaires et de fiction, Gilles Carle réalise son dernier film en 1998. Moi, j’me fais mon cinéma est une « autobiofilmographie » dans laquelle le cinéaste nous raconte, avec beaucoup d’humour, de candeur et de tendresse, l’histoire de sa vie et de son œuvre, en utilisant des extraits de ses films. Il écrit également la chanson thème du film, que met en musique et chante l’auteur-compositeur-interprète François Guy, disparu en mai 2023, et qui avait composé les musiques de Cinéma, cinéma et de Ô Picasso. Bien que ce dernier opus, coproduit par l’ONF et Imavision Productions, soit un véritable délice pour les yeux et les oreilles, nous nous garderons d’en parler davantage, puisqu’il n’est malheureusement pas accessible en ligne pour l’instant !

Découvrez ici les films de Gilles Carle réalisés à l’ONF.

Photo d’en-tête : Tournage du film Jouer sa vie (1982).
De gauche à droite : la productrice Hélène Verrier, le réalisateur Gilles Carle et le directeur de la photographie Thomas Vamos.


[1] Durant cette période, Carle réalise, à l’occasion du 50e anniversaire de l’ONF,  un court film de montage, 50 ans (1989), dans lequel il utilise des extraits de film de l’ONF pour résumer 50 années de production. Le film reçoit la Palme d’or du court métrage au Festival de Cannes.

[2] Le bon, la brute et le truand (1966).

[3] Citation tirée du film Cinéma, cinéma (1985) de Gilles Carle et Werner Nold, une production de l’Office national du film du Canada.

[4] Émission de télévision culturelle diffusée sur les ondes de Radio-Canada de 1966 à 2004. Elle est remplacée par Tout le monde en parle en septembre 2004.

[5] Tiré du dossier de production du film Ô Picasso.

[6] Idem.

[7] Idem.

[8] Voir St-Pierre, Marc. « Le Québec et son américanité | Perspective du conservateur », site de l’ONF, juin 2021.

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