Une personne comme moi : le jeu en valait vraiment la chandelle
Nous sommes en 2017 et nous rencontrons Chris Morrissey — la fondatrice de Rainbow Refugee — dans un café italien de Vancouver-Est, un mardi après-midi. C’est l’été de Despacito. Autoradios, salons de coiffure aux portes grandes ouvertes, minuscules enceintes placées au-dessus des kiosques de légumes : la chanson envahit Commerical Drive. Des mordus de planche à roulettes nous dépassent à fond de train sur un trottoir brûlant.
À la vitesse de l’éclair, ils frôlent ces vieux Italiens assis en rangs d’oignon devant le café comme des corbeaux sur une ligne électrique qui rient, s’interpellent.
Nous arrivons cinq minutes à l’avance pour obtenir une table, mais Chris s’est déjà installée près d’une fenêtre ouverte, une tasse de café fumant à la main. Elle porte son T-shirt et son short violets qui ont fait sa marque de commerce ; ses cheveux blancs coupés courts se dressent dans tous les sens sur sa tête. Nous avons lu tant de choses sur cette femme. Avouons-le : une pointe de nervosité nous traverse. L’enjeu de ce rendez-vous est considérable.
Chris, ancienne religieuse, a vécu au Chili pendant le régime Pinochet. Quand elle revient au Canada avec sa partenaire rencontrée en Amérique du Sud, les deux femmes découvrent que le système d’immigration canadien ne reconnaît pas leur relation parce qu’elles sont queers. Lorsque Chris met sur pied Rainbow Refugee, c’est justement dans le but d’aider les membres de la communauté à s’y retrouver dans les dédales d’Immigration Canada, un système fort complexe. Vingt ans plus tard, l’organisme est devenu un défenseur mondial des personnes réfugiées LGBTQIA2S+ et soutient des centaines de personnes queers qui demandent asile au Canada.
« C’est génial de vous rencontrer tous les deux », s’exclame Chris. Sa voix est grave, douce ; son visage, aimable. Elle nous serre la main et nous détaille. Difficile de ne pas penser à notre apparence, dans son regard. Probablement encore un de « ces » couples, se dit-elle : deux homosexuels barbus à l’allure similaire, portant chemises boutonnées et jeans, même taille, même corpulence, sans liens avec les réfugiés LGBTQ+ ni expérience directe du processus en cours.
Pourtant, c’est ici que nombre de nos amis ont commencé leur périple de parrainage, alors peut-être ne devrions-nous pas être si nerveux, après tout. Nous parlons de tout et de rien : de la météo, des plans pour l’été, des endroits préférés de Chris sur Commercial Drive jusqu’à ce que celle-ci finisse par nous interroger : « Bon, et ce film ? »
Nous prenons une profonde inspiration et nous lançons dans notre argumentaire éclair bien rodé. Nous voulons réaliser un long métrage documentaire sur un Cercle de l’espoir, un groupe de personnes qui ne se connaissent pas entre elles et qui se réunissent pour soutenir une ou un réfugié pendant sa première année au Canada. Notre plan ? Tout documenter, du début à la fin, y compris l’expérience de la personne qui arrive, et montrer comment le pouvoir de la communauté peut changer des vies.
« Un seul groupe ? », demande Chris.
Nous acquiesçons. Nous expliquons à Chris que, bien sûr, elle fera partie du projet. Nous lui exposons notre vision du film : un moyen de souligner l’importance d’organismes comme Rainbow Refugee dans le climat politique mondial actuel. En effet, les personnes queers sont encore emprisonnées ou tuées dans plus de 70 pays en raison de leur genre ou de leur identité sexuelle.
Chris nous prête une oreille attentive, patiente. Son café, intact, refroidit sur la table. Lorsque nous en avons terminé, elle nous regarde pensivement pendant un moment avant de s’exprimer à son tour.
« Notre travail est très complexe et nuancé. Je doute que ce soit le bon projet pour nous. »
Nous hochons tous les deux la tête, en essayant de cacher notre déception.
« Cela dit, si vous souhaitez vraiment tenter votre chance, cela pourrait faire un très beau récit. »
Chris précise qu’elle n’est pas habilitée à prendre la décision, que nous devrons consulter le conseil d’administration et rencontrer le comité de parrainage. Elle nous explique que Rainbow Refugee met sur pied un seul cercle de bénévoles à la fois et que cela peut aller assez vite : deux semaines seulement dans certains cas.
« Quand ils seront prêts, vous devrez l’être aussi, car les personnes qui attendent de l’aide patientent déjà depuis des années et leur vie pourrait en pâtir », ajoute Chris. Après une pause, elle nous fixe un moment. « Une dernière chose : vous ne pourrez pas contacter la personne parrainée avant qu’elle ait posé le pied au Canada ni lui demander de participer à votre film. Si elle vient vers vous par la suite et souhaite prendre part à votre projet après son installation, la décision lui revient. Nous avons un code d’éthique rigoureux que vous devrez respecter. »
Nous remercions Chris du temps qu’elle nous a consacré. Nous allons réfléchir à sa proposition. Ravis, nous retournons à notre voiture sur un nuage. Pourtant, nous ressentons aussi quelque chose d’autre. Un doute ? De la peur ? Et une prise de conscience grandissante : des choix difficiles vont s’imposer si nous voulons poursuivre cette entreprise.
Il nous faut généralement des années pour apprendre à connaître les personnes qui participent à nos documentaires. Rencontrer les protagonistes qui apparaîtront à l’écran deux semaines seulement avant le début de la production est un risque considérable, surtout si certaines ou certains manquent de confiance ou craignent la caméra. Mais ce risque n’est rien en comparaison d’une difficulté bien plus grande : terminer l’aventure les mains vides. En effet, que se passerait-il si jamais — ce qui se comprendrait — le nouvel arrivant ne voulait rien savoir ni de nous ni du film, alors que nous venons de passer des mois à tourner avec les personnes qui préparent sa venue ? Qui s’intéresserait à une œuvre pareille ?
Pourtant, c’est un risque que nous étions prêts à prendre, avec l’Office national du film du Canada et Rainbow Refugee. Deux ans après cette première rencontre avec Chris, nous avons commencé à tourner. Et on connaît la suite.
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Une personne comme moi, Sean Horlor et Steve J. Adams, offert par l’Office national du film du Canada