Derrière l’image : réflexion sur la télévision des années 1970
La Journée mondiale de la liberté de la presse, célébrée le 3 mai, est l’occasion de nous rappeler que ce principe fondamental de nos systèmes démocratiques ne doit jamais être tenu pour acquis. En effet, les libertés d’opinion et d’expression, sur lesquelles il repose, font plus que jamais face à des limitations, qu’elles soient souhaitables pour certains ou condamnables pour d’autres, sans compter que ces libertés sont parfois carrément bafouées dans certains pays pourtant démocratiques.
Le documentaire Un journaliste au front (2016), que nous lançons cette semaine sur ONF.ca, illustre bien cet enjeu de la liberté de la presse. Le reporter pigiste canadien Jesse Rosenfeld, qui parcourt le Moyen-Orient et qu’a suivi pendant près de deux ans le cinéaste Santiago Bertolino, se retrouve dans des pays où elle est menacée. Il doit aussi composer avec de nombreuses limites dans la pratique de son métier. La dangerosité des situations dans lesquelles il se retrouve, la difficulté de circuler librement sur le territoire et de trouver des sources fiables, la nécessité de recourir à un interprète et même le fait qu’il doive obtenir l’aval et le soutien financier de ses patrons pour faire un reportage sont, en quelque sorte, des freins à sa liberté d’expression.
Derrière l’image
En 1978, le cinéaste Jacques Godbout réalise le premier volet d’une trilogie sur les médias[1], Derrière l’image, un documentaire écrit par le journaliste Florian Sauvageau. Tout au long du film, un peu à la manière d’un animateur de télévision, ce chercheur et professeur de journalisme s’adresse directement à la caméra en nous faisant part de ses réflexions et en nous posant des questions. Les images de Godbout viennent illustrer ses propos. Mais que peut bien nous apprendre un film qui propose une analyse des bulletins de nouvelles et de l’industrie de l’information de l’époque sur la liberté de la presse en 2021 ? À l’ère d’Internet, des médias sociaux et des nouvelles en continu, la manière de faire de l’information n’a plus grand-chose à voir avec ce qui se faisait à la fin des années 1970.
Pourtant, le premier opus de la trilogie de Godbout soulève des questions intéressantes et encore pertinentes aujourd’hui quant à la façon dont la télévision présente les nouvelles. Le téléspectateur a-t-il droit à une information libre, exempte de toute manipulation, de toute exigence de rentabilité, de toute contrainte ? Qu’est-ce qui se cache derrière les images que nous regardons ?
Derrière l’image, Jacques Godbout, offert par l’Office national du film du Canada
Information spectacle
D’entrée de jeu, Florian Sauvageau cite le journaliste Pierre Lazareff : « Hier, quand un événement se produisait, on descendait dans la rue pour acheter un journal. Aujourd’hui, on rentre chez soi pour regarder la télévision. » En 2021, nous pourrions ajouter que nous consultons notre ordinateur, notre téléphone ou notre tablette électronique. Pourquoi ? « Parce qu’on croit vivre la réalité dans le confort de son foyer et sans doute aussi parce que c’est du bon spectacle », explique Sauvageau. Le journal télévisé comporte donc des éléments de spectacle, et le chercheur et professeur nous propose de les décortiquer.
Le scénario
Dans les années 1970, le contenu de l’information internationale dépend presque entièrement des cinq agences de presse mondiales : United Press International, Associated Press, Reuters, Tass et l’Agence France-Presse. Les correspondants à l’étranger, sauf ceux qui travaillent pour les grands réseaux américains, n’ont pas la possibilité de transmettre leurs images par satellite. Les images de l’étranger sont captées sur place par des caméras 16 mm, développées, montées, puis envoyées par avion. Le travail est long, fastidieux et rend impossible une couverture en direct des événements. Les réseaux de télévision utilisent également les services de Visnews, une agence européenne qui, à l’aide de 400 caméramans postés un peu partout dans le monde, leur fournit des images.
En somme, le scénario est limité, nous explique Sauvageau. Les téléspectateurs entendent parler des mêmes nouvelles et voient à peu près tous les mêmes images. On pourrait croire que les choses ont bien changé aujourd’hui. En effet, tous les réseaux de télévision ont leurs correspondants, tournent leurs propres images et les diffusent en direct. Pourtant, cette idée « des mêmes images, des mêmes nouvelles, qu’importe le réseau », nous semble familière aujourd’hui. Il suffit d’ouvrir son poste de télévision et de parcourir les chaînes, quand un événement important se produit, pour s’en convaincre.
Les vedettes
Florian Sauvageau nous explique ensuite que les présentateurs sont les vedettes de ces journaux télévisés. Chaque réseau en possède au moins un. Et il y a même des femmes… enfin, une femme, Barbara Walters, qui travaille pour l’American Broadcasting Company (ABC). Là-dessus, on peut dire que les choses ont bien changé. Et c’est tant mieux ! Quoi qu’il en soit, Sauvageau souligne qu’avec son présentateur vedette, son studio, ses éclairages, son télésouffleur, son heure de diffusion précise, le journal télévisé n’est pas loin du théâtre. « Ferait-on du journalisme théâtral ? » se questionne-t-il. « Dans un tel contexte, le public peut-il en oublier le contenu et ne s’attacher qu’à la forme ? » s’interroge-t-il encore. Ces deux questions se posent toujours.
Le spectacle
Et si on parlait du spectacle comme tel ? La télévision des années 1970 s’abreuve d’images et, comme nous l’avons mentionné précédemment, elles ont tendance à se répéter. Les reportages sont courts, doivent aller droit au but. Il peut donc être difficile de ne pas tomber dans des clichés, constate Sauvageau. De plus, explique-t-il, « à cause de la nature même du médium, le journalisme télévisé n’a rien à voir avec le monde des idées ou l’univers abstrait ».
« Le danger, pour le spectateur, c’est qu’on lui présente plus l’action que la réflexion, l’émotion et non l’explication, les personnalités plutôt que les idées », déplore-t-il. En ce sens, il ne faut pas s’étonner, toujours selon Sauvageau, de voir au petit écran des désastres naturels, des accidents, des explosions, des manifestations, de la violence, des guerres. Bref, des images qui donnent un bon spectacle ! Bien qu’il y ait plus de temps consacré aujourd’hui à l’analyse et à la réflexion dans les émissions d’information, à l’ère des nouvelles en continu, il est indéniable que les images spectaculaires ont encore la faveur du public, qu’il soit rivé à son téléviseur, face à son écran d’ordinateur ou à celui de son téléphone.
Je vous invite à voir ce long métrage documentaire fascinant qui aborde les questions que nous avons brièvement soulevées dans ce billet et bien d’autres, notamment celle de la relation entre le pouvoir et la télévision.
[1] La trilogie comprend les films Derrière l’image (1978), Feu l’objectivité (1979) et Distorsions (1981).