Motto et la magie qui se cache derrière
En avril 2018, mon ami Vincent Morisset m’envoie un courriel à propos d’un projet sur lequel il a commencé à travailler avec l’ONF. « L’idée consiste à effectuer une sorte de tournage collectif. Mais au lieu d’envoyer des caméras, nous nous servons du téléphone des gens, écrit-il. Un genre de croisement entre une chasse au trésor, un film DIY, de l’intelligence artificielle et des trucs scénarisés… Je serais curieux de savoir ce que tu en penses. »
Je ne suis pas cinéaste. J’ignore tout de l’intelligence artificielle. Mais je connais et j’admire Vincent depuis des années (nous avons même collaboré à quelques menus projets) et je veux certainement découvrir tout ce sur quoi il travaille — et laisser libre cours à mon imagination. Alors un jour, j’enfourche mon vélo et je le rejoins à son petit studio AATOAA, au-dessus duquel il habite avec la géniale artiste Caroline Robert. Le programmeur Édouard Lanctôt-Benoit est là aussi, sous son majestueux kudzu de cheveux noirs. Se trouver en compagnie de ce trio donne l’impression d’être parmi un groupe d’acrobates, ou une bande de voleurs : on a le syndrome de l’imposteur risquant d’être démasqué d’un instant à l’autre.
Ed, Caro et Vincent travaillent depuis un an à un projet qu’ils appellent déjà Motto : une « quête participative » sur « notre aptitude à créer du sens ». Revenant sur cette période, Vincent se rappelle : « J’avais le désir de créer quelque chose qui aurait une trame narrative et se situerait à la limite du documentaire et de l’objet trouvé. Je savais que nous en étions arrivés à l’étape où [AATOAA] pourrait s’engager dans un projet plus ambitieux, plus complexe, hors de notre zone de confort. » Déjà, les membres du studio numérique avaient réalisé des choses qui m’avaient stupéfait : le « film pour ordinateur » innovant BLA BLA, Just a Reflektor et Neon Bible d’Arcade Fire, le projet en réalité virtuelle Jusqu’ici et même INNI, le film concert sur Sigur Rós.
Mais avec Motto, ils semblaient imaginer quelque chose d’à la fois plus petit et plus vaste. Serait-il possible de se servir du téléphone intelligent pour amener les gens à voir le monde différemment ? Serait-il possible que le geste solitaire de tourner une vidéo sur un appareil mobile puisse donner l’impression de se sentir, non pas seul, mais relié à d’autres personnes ? À l’été 2018, il aurait été bien impossible de prédire à quel point ces questions allaient devenir pertinentes, voire essentielles. Mais le fait d’écrire sur Motto en ce moment, en pleine pandémie de COVID-19, confère aux liens « virtuels » une valeur d’utilité publique, un service sur lequel nous sommes si nombreux à miser.
« Les projets interactifs, tant qu’ils ne sont pas achevés, tant qu’on ne les a pas vus dans leur entièreté, qu’on ne se les est pas appropriés, on ne peut pas savoir ce qu’ils deviendront, m’a dit Édouard, récemment. Nous devons travailler de cette façon — par itération, en construisant d’une réussite à l’autre. » À chaque nouveau projet, la démarche de l’équipe d’AATOAA consiste à se demander : « Qu’est-ce que personne n’a encore fait jusqu’à maintenant, ou qu’est-ce que d’autres ont fait, mais pas vraiment bien ? »
Dans le cas présent, l’équipe s’est mise à expérimenter avec la capture vidéo – en demandant aux gens d’enregistrer de petits clips spontanés — puis à les réutiliser dans des contextes modifiés ou dans le cadre d’un montage plus large. Comme l’ont d’ailleurs montré des applications telles que Vine ou Snapchat, il est amusant d’enregistrer des vidéos miniatures. De plus, l’apprentissage automatique et la vision par ordinateur semblent offrir des possibilités inexploitées : l’IA serait-elle en mesure d’assembler tous les petits clips des utilisateurs, de les analyser, de les manipuler et de modifier le contexte ? Ed a entrepris un long cycle de conception d’outils intelligents pour l’analyse vidéo – un logiciel capable de reconnaître des formes ou de relier des gestes. Mais outre la technologie de masquage du visage intégrée à Motto, la version finale ne fait pas une large part au fruit de ce travail. Il reste toutefois que cette recherche — une réflexion sur les formes et les motifs, la (non) reconnaissance et l’anthropomorphisme — a permis d’alimenter et d’orienter les travaux qui ont suivi. D’accord, les vrais humains se sont révélés plus habiles au « montage intelligent » sur lequel repose cette expérience. Mais les ordinateurs, malgré toutes leurs failles, peuvent nous aider à réfléchir à la façon dont ces êtres humains voient les choses.
L’équipe de Vincent a jusqu’à présent effectué des expériences sur la forme — sur la façon dont on pourrait utiliser Motto — mais elle ignore toujours quel genre d’histoire pourrait en constituer le contenu. Le projet demeure difficile à cerner : l’équipe a songé à une collection de courts récits, ou à une série d’épisodes sans lien entre eux, du genre balado. L’un d’eux pourrait porter sur la couleur, ou sur la gravité, ou encore sur la répétition des formes. Vincent a toutefois l’intuition qu’il serait possible d’aller plus loin. Malgré leur aspect brut et leur caractère somme toute banal, les instantanés vidéo que réalisent les gens paraissent étrangement nimbés de mystère. Ils semblent évoquer des souvenirs, ou des symboles. Lorsqu’ils se répètent, on dirait des refrains.
Bref, à l’été 2018, je me joins à la bande. Vincent me remet une clé de la porte principale et j’ai soudain l’impression d’être admis au sein d’un ordre secret. Je passe tout de suite en revue les ébauches que les autres ont réalisées : tentatives de synopsis laissées de côté, expériences sur le ton et la voix. J’inscris dans mes notes que les thèmes récurrents fonctionnent très bien. Les montages rapides également. « J’aime le ton brut et joyeux [de celui-ci] », ai-je écrit. Je constate que les juxtapositions de Motto se révèlent parfois vraiment étonnantes, et que le narrateur peut changer de sujet très librement. Je précise aussi que la première personne convient très bien et qu’il est correct de marquer une courte pause pour raconter une anecdote.
Je conclus que si nous voulons vraiment trouver une ligne directrice pour Motto — si nous voulons que le spectateur ressente et vive quelque chose durant toute l’expérience — alors l’histoire devra avoir un début, un milieu et une fin. On ne pourra pas se contenter d’agencer n’importe quoi n’importe comment, d’autant plus qu’avec son ton ludique, Motto finira par avoir l’air d’éclater dans tous les sens comme du maïs soufflé. Cela dit, s’il y a un récit unique et soutenu, qui en est le sujet ? Pourquoi ne l’avons-nous jamais vu à l’écran ? Pourquoi s’agit-il d’une collection de vidéos que d’autres ont réalisées ?
Je tranche : parce que ce sont des souvenirs. Parce que le protagoniste de cette histoire est parti.
« Mon ami(e) est un fantôme. Il/elle traverse les murs. Il/elle s’appelle Septembre. » Voilà ce que j’écris.
Je rédige ce qui deviendra le premier chapitre de Motto, mais qui n’est alors rien de plus qu’une idée, une proposition. Aussitôt les dernières lignes écrites, je les montre aux autres. Et dès que Caro intègre le texte au système et y ajoute une toute première version des images, ça fonctionne. De toute évidence, ça fonctionne ! « Instantanément, ce genre d’eurêka », dit Vincent. Et Caro de renchérir : « J’avais amassé toutes ces images, mais elles me restaient dans la tête, comme des associations possibles, pas forcément selon une logique évidente. Et dès que j’ai reçu ton texte, tout s’est placé si naturellement ! »
Après des mois de tergiversations au sujet de la forme, la mise en place de l’histoire — la création d’un narrateur et de son ami disparu, la progression du récit, son rythme et sa cohérence — a donné à Motto son orientation, je crois. Ces vidéos dispersées, quasi aléatoires, allaient pouvoir soit s’inscrire en filigrane, soit constituer le texte lui-même : elles allaient incarner le terrain de jeu du bathos, de l’ironie et de l’effet Koulechov. Alors qu’à l’origine, l’histoire de Motto « n’était que l’histoire de ce que captait l’utilisateur, comme le dit Caro, nous avons compris que nous pouvions amener les gens vers autre chose. »
« Il restait encore une quantité de défis et d’obstacles, se rappelle Vincent. Comprendre la façon dont réagissent les humains, s’assurer que tout fonctionne partout et en tout temps, ce genre de casse-tête. Mais une fois l’histoire trouvée, on aurait dit que tout allait très vite et devenait rassurant. Ça va fonctionner. » Un premier chapitre a conduit à un deuxième, puis à un troisième et à un quatrième. Nous avons souvent dédoublé les chapitres pour y intégrer différentes expériences de jeu, selon que l’utilisateur se trouve à l’intérieur ou à l’extérieur. Comme le français permettait difficilement de décrire Septembre en recourant à la neutralité de genre, nous avons décidé de lui attribuer un genre de façon aléatoire : une moitié des utilisateurs allait faire la rencontre d’un fantôme identifié au sexe masculin et l’autre moitié, celle d’un fantôme identifié au sexe féminin. L’évolution de notre projet nous a toujours paru relever d’un effort collectif : mon texte était influencé par le contenu visuel créé par Caro, par la vision de Vincent, ou par le dernier super truc techno qu’Ed avait trouvé le moyen d’intégrer, au même titre que mes mots influençaient leur travail. Nous avons constaté que les mains étaient fascinantes à observer (« Intégrons-en davantage, alors ! »), tout comme les ombres, les dessins ou les jolies ordures. Une conversation décontractée à propos du récit — sur la façon de tisser la trame narrative ou de surprendre l’utilisateur — nous a menés à une trouvaille consistant en une gigantesque main émergeant du désert du Chili. Six mois plus tard, Vincent prenait l’avion pour Santiago.
Ce genre de magie est rare : j’ai suffisamment travaillé sur des projets artistiques pour savoir aujourd’hui à quel point. Il s’y mêle un sentiment d’aisance et l’impression de dénouer des fils qui se détachent dans nos mains. Il nous a parfois fallu faire les choses avant même de les comprendre ; à d’autres moments, nous avons dû casser des choses. En travaillant de cette façon, à l’intérieur d’une nouvelle forme, le plaisir a consisté à voir combien il nous était facile de créer ou d’enfreindre des règles, de nous conformer aux attentes ou de les déjouer. Et puis, il y a eu aussi ces petites épiphanies : se rendre en voiture à Ottawa pour trouver un squelette de cheval ; voir le visage de Septembre dans une sculpture de 3400 ans ; comprendre que nous pouvions amener les utilisateurs à entrer dans l’esprit d’un fantôme.
Et à présent que Motto se trouve lancé dans le monde, le plaisir est d’autant plus grand. Chaque utilisateur qui en fait l’expérience — en lisant l’histoire, en contribuant avec ses clips — alimente sa banque de documents : la bibliothèque d’orteils qui gigotent et de chouettes ordures, de «choses douces» et de «choses carrées». Motto est déjà beaucoup plus grand que nous, et c’était dans l’ordre des choses. Tout comme le monde qui nous entoure, il nous dépasse et ne cesse d’évoluer.