Maire de nuit | Un court métrage de Guy Maddin à découvrir
Ah, la modernité! Toute une époque, n’est-ce pas? La technologie, la vitesse, le capitalisme, l’urbanité, l’électricité, le cinéma : quelle effervescence!
C’est au cœur de ce tourbillon que nous projette le fascinant court métrage Maire de nuit, réalisé en 2009 par Guy Maddin. Si vous n’avez pas encore vu ce mini chef-d’œuvre, le moment est venu de vous offrir ce plaisir! Il compte sans contredit parmi mes préférés de la collection de l’ONF. Poursuivez ensuite la lecture du présent billet pour en apprendre davantage sur ce petit film aussi étrange qu’éblouissant.
Maire de nuit, Guy Maddin, offert par l’Office national du film du Canada
Nous sommes en 1939. Nihad Ademi, immigrant bosniaque doté d’une âme d’entrepreneur, découvre qu’il peut capter la musique du ciel et transformer les mélodies en images au moyen de son étonnante invention, le Telemelodium.
Il transmet ensuite ces images du Canada à la population canadienne de tous les coins du pays en se servant des lignes téléphoniques. Mais voilà que cet ambitieux système se met à dérailler et à produire des images nouvelles et imprévisibles : messages ambigus, nudité, hallucinations. Les hommes du gouvernement font une descente chez Ademi et ferment son laboratoire.
Examinons de plus près ce film dingue, fascinant et provocant. Maire de nuit met brillamment en lumière l’envers du pouvoir des technologies culturelles pour nous renseigner – ou nous mentir – sur nous-mêmes.
Récolter l’éther céleste
« Les vastes étendues du Canada ne sont que très peu peuplées, contrairement à celles de son voisin du sud, précise le synopsis de préproduction du film. La communication entre Canadiens a toujours été entièrement différente de ce qu’elle est entre Américains : les nouvelles se répandaient nettement moins rapidement chez nous, n’atteignant même jamais certaines régions. »
Ce projet que nourrissait Ademi de faire connaître le Canada aux Canadien·ne·s n’est pas sans rappeler le mandat que s’est donné l’ONF (« présenter le Canada aux Canadiens »). Maddin a d’ailleurs créé Maire de nuit pour souligner le 70e anniversaire de l’ONF. Curieuse coïncidence.
Les notes de préproduction indiquent également : « Debout parmi ses enfants, Ademi ressemble à une plante étrange de laquelle pourrait bien émerger un univers embryonnaire fantastique et déformé. Ainsi se comportent les visionnaires! » La proximité phonétique entre « night mayor » (littéralement maire de nuit en français) et « nightmare » (cauchemar) n’est pas un hasard : Ademi « préside non seulement à la nuit, mais à quelque chose d’affreusement impossible à saisir » — cette entité qu’est le Canada et la technologie qui la représente.
L’obsédante mélopée de ce cauchemardesque maire de nuit n’évoque décidément rien de rassurant.
Propagande, mélodrame, image d’un pays
Mais qu’est-ce, en fait, que la culture canadienne? Le documentaire de l’ONF Propagande téméraire tente de répondre à cette question en nous présentant la propagande la plus désopilante et la plus troublante à avoir été produite dans ce pays au milieu du vingtième siècle. Maire de nuit définit notre culture d’une façon complètement différente en faisant appel, non pas à la propagande, mais plutôt (mais aussi?) au mélodrame.
Or, le mélodrame comporte souvent les éléments suivants :
- la répression et l’expression des émotions (« la fausse aurore est mon véritable amour et mes enfants l’aiment aussi; ils aiment leur nouveau pays, ils aiment leur père, ils aiment cette lumière », psalmodie Ademi);
- des interprétations psychanalytiques (que sont les images inexplicables d’Ademi, sinon des rêves issus de son subconscient?);
- du spectacle, des excès et du sensationnalisme (« rapidement, les images ont eu une vie bien à elles… pour créer des images que je n’ai jamais vues avant », constate Ademi en faisant indéniablement un clin d’œil au pouvoir du montage cinématographique et de l’Effet Kulechov).*
Mélodrame et modernité sont intimement liés, le premier faisant souvent écho aux anxiétés, aux espoirs et aux rêves que suscite la seconde. Dans Maire de nuit, Ademi tient absolument à faire valoir sa « canadianité » moderne nouvellement acquise en la partageant par des moyens technologiques avec ceux qu’il appelle « mes compatriotes canadiens ». Il insiste sur les difficultés de l’appartenance à une époque où l’immigration et la croissance rapide du « Nouveau Monde » atteignent des sommets. « Nous sommes nouveaux, ici, nous voulons appartenir », s’exclame un Ademi désespéré afin d’expliquer la raison pour laquelle sa fille apparaît nue à l’écran.
Ademi qualifie de « somme de choses ordinaires combinées et devenues miraculeuses » les images abracadabrantes qu’il produit. Mais ne pourrait-il pas également s’agir de la définition même de la canadianité? Car après tout, notre nation se compose essentiellement d’immigrants, et chaque nouvel arrivant a contribué à bâtir et à consolider notre canadianité.
Au Canada, la communication (« la vie de tous les jours, les gens ordinaires, tout le monde, partout au pays ») est en principe à la portée de tous. Pourtant, Ademi évolue le long de l’étroite frontière séparant le mégalomane autocrate du bénévole au service d’une cause supérieure.
À quoi sert d’enregistrer, de transmettre et de stocker l’histoire culturelle d’un pays et d’un peuple lorsque les moyens par lesquels nous créons cette histoire sont en fait… médiatisés?
En soulevant ces interrogations et d’autres encore, le brillant et hypnotique Maire de nuit met en question non seulement la modernité, mais les technologies culturelles, la citoyenneté, l’identité, voire les compétences médiatiques. Rien d’étonnant à ce que Maddin soit considéré comme l’un des grands auteurs de ce pays et qu’il compte parmi les talents les plus irrévérencieux et imaginatifs.
L’obsédante mélopée de ce cauchemardesque maire de nuit marquera longtemps ma mémoire.
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