De l’Arctique canadien à l’Everest – un entretien avec la cinéaste Dianne Whelan
Ce texte a été traduit de l’anglais.
Je vous disais plus tôt cette semaine que j’allais tenter de m’entretenir par téléphone avec Dianne Whelan afin qu’elle nous éclaire sur la fabrication de This Land, le grand documentaire qu’elle a réalisé dans l’Arctique, et qu’elle nous raconte ce qu’elle a fait depuis. Eh bien, j’ai tenu promesse et j’ai conversé hier avec Dianne. Elle se trouvait dans sa demeure de Garden Bay, près de Pender Harbour en Colombie-Britannique, un domaine de huit acres où elle a emménagé il y a dix ans, histoire de « trouver un équilibre ». (« J’ai pris conscience du fait que je possédais toute cette instruction post-secondaire, mais que je ne savais pas faire pousser une carotte », dit-elle.) Au moment où je lui ai téléphoné, Dianne se trouvait au plus fort du travail de postproduction de son prochain documentaire, mais elle a gentiment accepté de prendre congé de son ordinateur l’espace d’une heure afin de répondre à quelques questions. Voici un aperçu de notre entretien.
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Carolyne Weldon : Quels sont vos antécédents? D’où vous vient cet intérêt pour l’Arctique?
Dianne Whelan : J’ai été photographe pendant presque vingt ans avant de me rapprocher du cinéma et de l’Arctique, sans compter que j’avais toujours été impressionnée par le fait que ce territoire couvre 40 % de notre pays. La photographie est l’étude de la lumière et l’Arctique représente la quintessence du sujet noir et blanc. Et puis il y a six ans, je suis entrée à l’école de cinéma de l’Université de Capilano. Un jour, alors que je me trouvais au Festival du film de Whistler, j’ai vu un cinéaste [Dave Henningson] tenter de vendre un film qu’il avait tourné dans le Nord. Comme il n’avait pas vraiment d’histoire, sa démarche n’a pas réussi. Mais ses images de « rangers » m’ont inspirée. « Je dois me rendre là-bas », me suis-je dit.
Une fois sa présentation terminée, je suis allée lui parler et lui ai demandé s’il aimerait collaborer à la création d’une histoire. Il m’a répondu que c’était terminé, qu’il mettait un terme à ce projet auquel il avait déjà consacré suffisamment de temps et d’argent. Nous étions en décembre. Les militaires de Yellowknife m’ont indiqué que la prochaine patrouille de souveraineté quittait en mars pour le Haut-Arctique. J’ai téléphoné aux gens de la patrouille pour leur demander si je pouvais me joindre à eux à titre de représentante des médias et tourner un documentaire. Ils ont refusé en me disant que si je les accompagnais, je prendrais la place d’une personne qui se formait en vue de cette mission et attendait son tour depuis vingt ans. Mais je n’ai pas abandonné. J’ai fait valoir qu’il serait ridicule d’affecter une si grande part de l’argent des contribuables à une expédition patriotique dont ces derniers ne verraient rien. Je leur ai affirmé que je pourrais vendre des images au journal télévisé et rédiger un article de revue, en plus d’essayer de réaliser ce documentaire auquel personne ne croyait, compte tenu des conditions dans lesquelles se déroulait l’expédition.
Ils ont fini par accepter. J’ai réussi les tests de l’armée. Dave – qui avait changé d’avis et faisait finalement partie de l’équipe – était censé m’accompagner sur le terrain, mais s’est vu forcé de rester au campement, à Resolute. C’est ainsi que je me suis retrouvée à participer seule à cette patrouille et à former une équipe de tournage composée uniquement d’une femme tirant en motoneige quelque 2 000 lb d’équipement.
CW : Et vous avez effectivement tourné le documentaire! Du point de vue de la cinéaste, quel est le principal défi auquel vous avez dû faire face sur les glaces?
DW : Sans contredit les difficultés techniques se rattachant au tournage d’un film. Je tournais en HD, j’avais un portable, des piles. Une pile d’une durée de quatre heures ne résiste que trois minutes à 40 degrés sous zéro et ça, c’était en plaçant les piles à des endroits du corps où on ne devrait jamais les entreposer. Il y avait également le problème qui consistait à tourner un film en faisant partie d’une patrouille qui ne s’arrête jamais. Nous parcourions entre 100 et 200 km par jour. Pour pouvoir filmer autour du campement, le matin, je devais me priver de petit déjeuner, avoir tout emballé et être prête à partir afin de ne pas retarder l’équipe. À d’autres moments, je devais rester derrière et laisser partir les autres pour obtenir des images différentes.
C’est vraiment exigeant sur le plan physique. On mérite le respect en tant que femme si on arrive à se débrouiller seule. À la fin, les rangers disaient « Ouais, c’est une fille correcte. Elle va y arriver. » Mais à vingt milles de la fin, j’ai complètement disjoncté. Nous avons été frappés par un blizzard et le parcours que nous avions prévu faire en une heure en a nécessité dix-huit. J’ai été séparée du groupe, fait basculer ma motoneige. À un moment donné, j’ai tout laissé en plan et je me suis mise à marcher. Heureusement, un coéquipier m’a trouvée et m’a ramenée à mon traîneau et nous nous en sommes sortis. Sans lui, je marchais vers une mort certaine. J’ai tout simplement disjoncté.
CW : Et comment ça se passait, avec le groupe?
DW : Au début, je me suis carrément sentie en marge. Comme si je filmais ce groupe de loin, en qualité d’observatrice. Mais à mesure que les choses progressaient, je me suis rapprochée des coéquipiers et ma perspective est devenue plus subjective. Pour des raisons éthiques, je pense. Lorsqu’un ranger faisait basculer sa machine – ce qui arrivait tous les jours, même aux plus expérimentés – et restait coincé dessous, je ne saisissais pas ma caméra pour filmer. Je me précipitais pour aider. Chez les cinéastes, se rapprocher de ses sujets est toujours perçu comme une grave erreur. Mais paradoxalement, c’est parce que j’étais près d’eux que j’ai pu capter tous ces moments de vérité intimes.
CW : Avez-vous observé des signes du réchauffement de la planète lorsque vous étiez là-bas? Des choses particulièrement troublantes?
DW : D’abord, je crois qu’il est plus approprié de parler du changement climatique que du réchauffement de la planète. Cela crée moins de confusion. Mais oui, surtout en parlant avec les Inuits qui vivent dans la région depuis des générations. J’ai appris beaucoup également, par exemple que la glace fond de bas en haut et non l’inverse. Nous entendons tous ces trucs sur la fonte des glaciers et nous supposons que le phénomène est attribuable au soleil. Mais c’est le réchauffement de l’océan qui fait fondre la glace et pas le soleil. Je ne prévois pas faire de films sur le changement climatique. Mais il se trouve que ça se produit en ce moment et que les gens en parlent. C’est un signe des temps. Beaucoup de ces mêmes thèmes reviennent dans mon film sur l’Everest. En fait, l’Everest connaît un changement climatique encore plus rapide que l’Arctique canadien. Je m’y suis rendue une première fois en 2007, puis j’y suis retournée en 2010 et le changement est radical. Selon certaines estimations, les glaciers pourraient être disparus dans dix ans, là-bas.
CW : Que pouvez-vous me dire à propos du film que vous avez tourné sur l’Everest?
DW : Mon film – actuellement en postproduction – porte sur un lieu, un camp de base situé à quelque 5 500 mètres en montagne et sur les gens qui s’y arrêtent. J’ai grandi avec une photo d’Edmund Hillary dans ma chambre. J’adorais cette histoire. Un homme de l’Est [le sherpa d’Hillary, Tenzing Norgay], un homme de l’Ouest… les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. J’aimais qu’aucun des deux ne veuille dire qui avait atteint le sommet le premier. C’était si… noble. Mais aujourd’hui, l’endroit a changé. On dirait Sa Majesté des mouches ou je ne sais quoi. On entend des histoires de vol de bombonnes d’oxygène ou de gens qui ont laissé mourir d’autres personnes en chemin.
Le film porte sur ce qu’est devenu cet endroit. Au cours des années 1950, si vous escaladiez l’Everest, vous étiez ce grimpeur, cet alpiniste chevronné qui en avait vu d’autres. C’était du sérieux. Aujourd’hui, 5 000 personnes sont déjà parvenues au sommet de cette montagne. Circulez messieurs dames, y’a plus rien à voir! Pourtant, et pour les motifs les plus divers – mais généralement égoïstes – le lieu attire chaque année des milliers de personnes. Et je me suis intéressée à la question suivante : Si l’Everest était cette métaphore de la vie et que l’Everest a changé, qu’est devenue la métaphore? Que nous révèle-t-elle sur nous-mêmes aujourd’hui?
CW : Que diriez-vous à de jeunes cinéastes qui souhaiteraient faire des films sur le Nord ou l’Arctique?
DW : En général, quand je m’adresse à de jeunes cinéastes, surtout si ce sont des femmes, je cherche à les inspirer et à les inciter à croire en elles-mêmes. En ce qui concerne le Nord plus particulièrement, si quelque chose vous passionne, essayez de raconter ces histoires en faisant équipe avec la population inuite. La collaboration est fondamentale. Parce qu’au fond, vous savez, nous avons oublié tout ce que nous avons besoin de savoir.
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