Cimarrones, de Carlos Ferrand, et la nouvelle vague péruvienne à l’ONF | Perspective du conservateur
En vue de souligner le Mois du patrimoine latino-américain, je veux consacrer le présent billet de la Perspective du conservateur à la vie et à l’œuvre de Carlos Ferrand, un important et prolifique cinéaste Latinx canadien qui a notamment pris part à 22 films de l’ONF.
Je m’attarderai particulièrement à Cimarrones, auquel ont participé plusieurs artistes de l’avant-garde péruvienne du début des années 1980. La postproduction du film et son achèvement ont eu lieu à l’ONF, en 1982, grâce à la détermination et à la persévérance de Carlos Ferrand.
Mais d’abord, je vous invite à visionner le film le plus récent qu’il a réalisé à l’ONF, Te’skennongweronne : Salutations — Yves Sioui Durand (2017). Cet hommage de quatre minutes rendu au dramaturge autochtone fait revivre la mémoire des premiers peuples des Amériques.
Salutations : Te’skennongweronne – Yves Sioui Durand, Carlos Ferrand, offert par l’Office national du film du Canada
L’engagement social et l’exil d’un cinéaste péruvien
Après avoir achevé ses études secondaires à Lima, au Pérou, son pays d’origine, Carlos Ferrand s’installe à Syracuse, dans l’État de New York, afin d’étudier les arts libéraux. Il retourne ensuite à Lima pendant un an pour acquérir les principes de la prise de vues avec Armando Robles Godoy, avant de repartir, cette fois pour faire des études en cinéma à l’INSAS de Bruxelles.
À la fin de ses études à l’étranger, Carlos Ferrand rentre au pays en 1970 et rejoint le Gobierno Revolucionario de la Fuerza Armada (gouvernement révolutionnaire des forces armées), une dictature militaire (1968-1980) dirigée par le général Juan Velasco Alvarado, dont les réformes radicales métamorphosent la société péruvienne. De 1971 à 1973[i], Carlos Ferrand réalise plusieurs courts métrages pour le gouvernement révolutionnaire. Il y décrit principalement les processus et les résultats de son programme de réforme agraire.
À peu près à la même époque, Carlos Ferrand, avec Marcela Robles, Raúl Gallegos et Pedro Neira, fonde le Grupo cine Liberación sin Rodeos – CLSR (littéralement : « libération directe, sans détour »), qui devient actif en 1972[ii]. Ces quatre artistes péruviens réalisent une dizaine de courts métrages (1973–1976)[iii] sur la vie et les expériences des peuples andins, amazoniens et afro-péruviens, et se concentrent sur les réformes du début des années 1970. Mais tout se termine par un coup d’État militaire de droite ; une grande partie de ce matériel cinématographique est brûlée.
Contraint à l’exil, Carlos Ferrand emporte au Canada les bobines de Cimarrones, le film auquel il travaille à l’époque et qui deviendra son premier film canadien.
Cimarrones, Carlos Ferrand, offert par l’Office national du film du Canada
Cimarrones et la nouvelle vague péruvienne
Plus tôt cette année, grâce à une amie commune (Lady Rojas Benavente, poète péruvienne canadienne en exil et professeure émérite), Carlos Ferrand m’a écrit au sujet de Cimarrones : « J’ai essayé à plusieurs reprises de faire intégrer au catalogue et au site Internet de l’ONF un court métrage tourné au Pérou en 1975 et achevé à l’ONF en 1982, mais personne n’a réussi à localiser le film dans les archives de l’ONF[iv]. »
Il s’est révélé qu’il n’y avait pas de copie du film dans les salles de conservation de l’ONF. Toutefois, avec l’aide du personnel de la bibliothèque et des archives de l’ONF, nous avons trouvé le numéro d’enregistrement de Cimarrones et un dossier de production qui comprenait deux lettres, dont l’une issue d’une correspondance interne de l’ONF, datée du 24 avril 1981, qui confirmait la participation de l’ONF à la production du film.
Ces documents ont permis à l’ONF d’acquérir ses propres copies du film, qu’il a récemment restauré et numérisé. Carlos Ferrand a lui-même fourni à l’ONF des copies en anglais et en français — dont la narration à l’écran est par ailleurs assurée par une personne différente dans chacune des deux langues ! (cliquez sur l’image ci-dessous pour voir la version anglaise de Cimarrones).
Cimarrones est un court métrage, un drame puissant qui recrée des événements survenus au Pérou au début des années 1800, lorsqu’un groupe de cimarrones — des esclaves en fuite — attaque une caravane pour libérer des amis condamnés à mort. C’est Amador Ballumbrosio, le patriarche de Los Ballumbrosio — famille afro-péruvienne bien connue du district de Carmen, dans la province de Chincha — qui joue le rôle du leader afro-péruvien. Cette famille, qui était au cœur d’un réseau d’artistes et de militants afro-péruviens depuis des décennies, transmet librement ses connaissances pour préserver la musique, la cuisine, la médecine et les récits oraux afro-péruviens[v].
Les principaux créateurs du film faisaient partie de la nouvelle vague d’artistes péruviens des années 1970. Luciano Correa Pereyra figure au générique comme chercheur pour Cimarrones. Le film a été coécrit par Carlos Ferrand et Enrique Verástegui, l’emblématique poète péruvien (d’origine africaine et chinoise) et auteur de nouvelles, de romans, d’essais, de pièces de théâtre et de scénarios. Verástegui a également fondé le Movimiento Hora Cero (Mouvement de l’heure zéro), qui a donné un nouveau souffle à la littérature péruvienne. On le considère aujourd’hui comme l’un des poètes les plus importants d’Amérique latine.
La musique du film est signée Carlos Hayre, l’un des meilleurs guitaristes de marinera de Lima (une danse péruvienne) et grand musicologue qui a introduit l’utilisation du cajón (tambour) dans les valses créoles et les harmonies andines, les arrangements modernes du jazz et de la bossa-nova[vi]. Le cajón a également été utilisé dans la bande sonore du film de Hayre.
À propos de la bande sonore, Carlos Ferrand écrit : « La production était pauvre et nous n’avions pas les moyens d’acheter les instruments dont Carlos Hayre avait besoin. Alors, tous les jours après minuit, nous frappions à la porte de service de la Symphonie nationale du Pérou. Pour une somme modique, le gardien nous laissait sortir les instruments avec lesquels Carlos Hayre et ses musiciens jouaient et enregistraient pendant la nuit[vii]. »
Réalisé et tourné en 1975 par Carlos Ferrand, Cimarrones n’a pu être achevé en raison du coup d’État de Morales Bermúdez, qui a mis fin aux réformes lancées par le général Alvarado en 1968. Comme nous le signalions plus haut, contraint à l’exil, Carlos Ferrand a emporté les bobines du film au Canada et l’a terminé en 1982 grâce à l’appui de Peter Katadotis, alors producteur exécutif au Programme anglais de l’ONF. Dans le cadre du programme d’aide aux cinéastes en vigueur à l’époque (avant les initiatives officielles ACIC/FAP), l’ONF met à la disposition de Carlos Ferrand un studio pour bâtir et tourner les scènes avec le narrateur (en anglais) et la narratrice (en français). C’est l’équipe de direction artistique de l’ONF qui construit le décor utilisé pour ces scènes, tournées en 1981[viii]. L’ONF fournit aussi à Ferrand l’équipement et le personnel nécessaires à la postproduction de Cimarrones, y compris la correction d’image, l’enregistrement et le montage sonores, et le montage final.
Ce joyau latinx canadien est maintenant numérisé, restauré, préservé, et rendu accessible gratuitement partout dans le monde sur le site onf.ca !
Ferrand et l’ONF : les débuts du cinéma latinx canadien
La qualité et la substance de Cimarrones ouvrent les portes de l’ONF à Carlos Ferrand, qui a depuis travaillé sur 22 films de l’Office[ix], dont 6 comme réalisateur : Salutations : Te’skennongweronne — Yves Sioui Durand (voir plus haut) ; Le peuple de la glace (2003, coréalisation), long métrage documentaire qui explore les menaces du réchauffement climatique sur l’Arctique, territoire des Inuit depuis 4 000 ans ; Les chasseurs d’ombre (2000, coréalisation), long métrage documentaire sur les personnes obsédées par les éclipses solaires ; Kwekànamad : Le vent tourne (1999), sur Annie Smith-St-Georges, mère et épouse algonquine qui veut restaurer la fierté et la dignité ancestrales de son peuple en construisant un tipi de verre de dix étages pour abriter le Centre national des arts autochtones à Ottawa ; Cuervo (1990), l’histoire d’une femme qui engage un détective privé pour retrouver sa jumelle perdue de vue depuis longtemps, aventure qui la conduit dans la forêt amazonienne où d’étranges phénomènes se produisent ; et Il parle avec les loups (2001), qui nous entraîne dans un monde mystérieux où la frontière entre l’homme et la bête s’estompe.
Il parle avec les loups, Carlos Ferrand, offert par l’Office national du film du Canada
Depuis peu, la planète entière rend hommage à Carlos Ferrand : exposition permanente de certaines de ses photographies au prestigieux musée Reina Sofia de Madrid ; rétrospective organisée par le Festival du film de Lima en 2018, où l’on a projeté des versions restaurées des films qu’il a réalisés avec le Grupo cine Liberación ; inclusion d’une version restaurée de son film Niños dans une rétrospective sur les racines des cinéastes latinx canadiens, présentée dans le cadre du premier rassemblement national des cinéastes latino-canadiens, organisé par Cecilia Araneda et Zaira Zarza à Montréal, plus tôt cette année.
En vue de participer à ces célébrations de l’œuvre de Carlos Ferrand, l’ONF a acquis et restauré certains de ses films, qu’il rend accessibles au public pendant le Mois du patrimoine latino-américain. Nous vous invitons à en découvrir davantage sur la vie et l’œuvre de ce cinéaste latinx canadien de premier plan. D’autres billets sur les artistes latinx canadiens à l’ONF suivront. Entre-temps, n’hésitez pas à consulter les chaînes suivantes : Mois du patrimoine latino-américain et ONF à l’étranger : l’Amérique latine à l’écran, que nous avons créées pour souligner ce mois. Vous y trouverez encore plus de films et découvrirez ainsi des perspectives et des expériences latino-américaines uniques.
¡Salúd !
[i] Comme scénariste, réalisateur, caméraman et monteur (1971-1973) : Trabajo voluntario (35 mm, 20 min, N&B); Voto del Analfabeto (35 mm, 15 min, N&B) ; Con la reforma Agraria (16 mm, 9 min, N&B) ; et Casa de Madera (16 mm, 17 min, N&B); tandis que le film Niños était une œuvre collective du groupe « libération directe, sans détour », tourné en 35 mm, 18 min., N&B, fiction).
[ii] https://ata.org.pe/persona/grupo_de_cine_liberacion_sin_rodeos/
[iii] Comme coréalisateur et caméraman avec le Grupo de cine Liberación sin Rodeos (1973-1976) : No Alineados (35 mm, 12 min, couleur); Javier Heraud (35 mm, 19 min, couleur) ; Somos mas de lo que se piensa (35 mm, 12 min, N&B, fiction) ; Delfin (35 mm, 17 min, N&B) ; Vision de la Selva (16 mm, 20 min, N&B) ; et Racrachacra (16 mm, 18 min, N&B).
[iv] Courriel personnel, 5 novembre 2023.
[v] Giancarla Di Laura, « La casa de Adelina y Amador », Sudaca : Periodismo libre y en profundidad, 4 mai 2024.
[vi] Carlos Ferrand, Cimarrones (catalogue du film). Produit pour une projection publique à la SBC, galerie d’art contemporain à Montréal, en 2021.
[vii] Ibid.
[viii] Ibid.
[ix] Carlos Ferrand, directeur de la photographie, images et autres mentions au générique à l’ONF : Malartic (2024, mention au générique pour les « conseils à la réalisation ») ; Un film avec toi (2016, mention au générique pour les images additionnelles) ; Le secret d’un moine (2009) ; Leonard Forest, cinéaste et poète, (2006, mention au générique pour les images additionnelles) ; Ojigkwanong – Rencontre avec un sage algonquin (2000) ; L’Idée noire (2000) ; La loi et l’ordure (2000) ; Rupture (1998) ; Père pour la vie (1998) ; Les désoccupés (1997) ; Baby Business (1995); Un léger vertige (1991) ; The Impossible Takes a Little Longer (1986); Doctor, Lawyer, Indian Chief (1986); Les filles aux allumettes (1986).