L’artiste derrière les encres de Robert Crumb et Margaret Atwood
Il y a maintenant près de 10 ans que je fabrique moi-même mon encre et que j’ai fondé The Toronto Ink Company. Cette société productrice d’encre urbaine a vu le jour dans ma cuisine grâce à un ingrédient littéralement tombé d’un arbre : une noix noire. Ce fruit ressemble un peu à un citron vert et on le ramasse en automne, au pied d’un arbre que l’on trouve partout en Amérique du Nord et en Europe. J’avais acheté une petite bouteille d’encre de noix noire il y a plusieurs années lorsque je vivais à New York et travaillais comme illustrateur.
Je savais donc qu’on pouvait en extraire de l’encre. De retour à Toronto, j’ai un jour rempli un sac à dos de ces noix ramassées dans un parc en allant au travail. J’ai bouilli les coques vertes extérieures à grande eau pendant quelques heures et filtré le liquide obtenu. Résultat : une très belle encre de couleur acajou que j’ai mise en bouteille, emballée et expédiée aux quatre coins du monde aux illustratrices, illustrateurs, artistes et calligraphes rencontrés au fil des ans et premières personnes à faire l’essai du produit.
Je me suis lancé dans la fabrication d’encres en petite série en utilisant du curcuma, du raisin sauvage, du sumac et toutes sortes d’autres pigments naturels que j’ai trouvés dans la rue. J’aime récolter, expérimenter avec des baies, des feuilles, des racines, des noix et d’autres sources négligées de couleurs urbaines afin de les transformer en encres non toxiques pour pinceaux et stylos.
D’entrée de jeu, j’ai vendu mes encres comme des couleurs vivantes. Le charme des encres naturelles réside en partie dans leur nature imprévisible. Elles peuvent changer de teinte, s’assombrir, s’éclaircir, se cristalliser et s’influencer mutuellement de toutes sortes de manières surprenantes. De même, chaque bouteille d’encre que je fabrique est l’expression d’un terroir particulier : elle révèle le moment, le lieu, l’origine, voire parfois l’histoire de ses ingrédients. J’ai trouvé une réelle vertu à cette qualité éphémère des encres naturelles et les artistes pour qui je les fabrique apprécient généralement l’élément de surprise qu’elles incarnent.
C’est d’ailleurs l’un des thèmes de La couleur de l’encre : on y découvre des artistes et des illustratrices et illustrateurs formidables qui expérimentent au moyen de ces encres, et on rencontre une série de spécialistes et de gens qui partout au monde explorent la couleur naturelle. D’un éleveur de cochenilles à Oaxaca à un calligraphe japonais réalisant des caractères uniques de la taille d’un mur, en passant par un sculpteur de totems de l’archipel Haida Gwaii, en Colombie-Britannique, la couleur fabriquée à la main s’anime sous nos yeux de toutes sortes de façons traditionnelles et futuristes. L’encre est vivante.
Même si beaucoup d’artistes apprécient les encres éphémères et imprévisibles, on me pose très souvent la question de la durabilité de mon encre. Quiconque aime les stylos plumes, est calligraphe, artiste de profession, cartographe ou s’intéresse à l’archivage, risque de trouver déconcertante l’idée d’une encre susceptible de s’effacer ou de se comporter de manière inattendue. J’ai deux réponses à cette question.
D’abord, si vous recherchez une encre d’archivage, stable, résistant aux rayons ultraviolets et produisant toujours le même résultat, vous trouverez des milliers de mélanges chimiques à la papeterie ou au magasin de fournitures artistiques. Ensuite, et surtout si vous aimez le noir, songez à l’encre au noir de carbone. Elle est entièrement naturelle, non toxique, et brille magnifiquement et intemporellement sur le parchemin, le papyrus et les rouleaux de papier depuis quelques milliers d’années. Les toutes premières encres d’Égypte et de Chine étaient des encres au noir de carbone fabriquées à partir de produits de combustion de bois, de vigne ou d’os, ou encore à partir de la suie provenant de la combustion d’huile. Si on mélange ce carbone avec de l’eau et un liant tel que la colle de poisson ou la sève d’arbre, on obtient une encre parfaite pour réaliser des formes de lettres et des dessins au trait qui dureront éternellement.
S’il est vrai que l’encre au noir de carbone peut être gommée, elle ne ternit pas. Mon encre au noir de carbone préférée est celle au noir de fumée. Elle est produite selon une recette traditionnelle qui consiste à recueillir les particules de suie microscopiques qui se déposent sur le verre des lampes à l’ancienne et à mélanger cette poudre très fine à de la gomme arabique et à de l’eau. Cela peut nécessiter un peu de temps. En fait, beaucoup de temps, mais comme la suie est très fine, l’encre qui en résulte est soyeuse, noire comme du jais et donne une encre de stylo délicate et régulière, fluide, que je fabrique pour de très bons clients comme Robert Crumb et Kōji Kakinuma.
Lorsqu’on se sert d’une encre au noir de carbone, on utilise un matériau ayant la même composition chimique que l’ensemble des plantes et des animaux de la planète. Lorsqu’on trace des marques avec un stylo, un crayon ou un pinceau trempé dans de l’encre au noir de carbone, on perpétue une tradition qui remonte aux origines de l’écriture et une méthode de conservation des souvenirs qui pourrait perdurer des milliers d’années après que les pixels de l’informatique en nuage se soient estompés.
J’ai toujours aimé cette nature bivalente de l’encre. C’est un liquide qui permet de former des lignes minces, nettes et contrastées visant à créer des images et des formes de lettres audacieuses et sans ambiguïté. Mais il suffit d’ajouter un peu d’eau, et l’encre se met à bouger et à se transformer, revêtant une dimension onirique et mystérieuse qui lui est propre à mesure qu’elle s’étend sur le papier.
La couleur de l’encre (que chaque « inktobériste » se doit de voir) explore ces deux facettes : la ligne sombre éternelle et le lavis plein de couleurs qui vit dans l’instant.
La couleur de l’encre, Brian D. Johnson, offert par l’Office national du film du Canada