Le pouvoir des archives : aux yeux du Canada, nous étions « dignes de mention »
Le pouvoir des archives ouvre la porte à l’exploration et à la présentation de témoignages qui composent l’histoire commune de la Colombie-Britannique et du Canada. Autochtones, 2ELGBTQI+, population canadienne d’origine sud-asiatique et d’origine chinoise : pour la plupart, les multiples récits que nous dévoilent les cinéastes se retrouvent dans toutes les communautés, d’un océan à l’autre. Pourtant, ces récits ont été oubliés, négligés.
Bon nombre de musées et de fonds d’archives s’interrogent sur la nature de ces histoires, sur la façon dont on les relate. Ils se demandent surtout qui les raconte. En 2018, le congrès annuel de l’organisme Heritage BC s’ouvre sur une séance plénière intitulée (Ré)interprétation : Remettre en question le récit du patrimoine culturel. En 2020, Sharanjit Kaur Sandhra aborde l’histoire coloniale lors de sa présentation à l’Association des musées de la Colombie-Britannique : #Lesmuséesnesontpasneutres : suprémacisme blanc dans les musées et appels à l’action immédiate. En 2021, dans ma ville natale, le musée de Nanaimo propose sa propre interprétation de sa collection, après l’avoir examinée et interrogée, pour ouvrir de nouvelles perspectives sur l’histoire de la ville. Pourquoi a-t-on laissé de côté certains récits ? Pourquoi sont-ils tombés dans l’oubli ?
Le pouvoir des archives, Hayley Gray et Elad Tzadok, offert par l’Office national du film du Canada
Compte tenu des fluctuations de la population, la composition d’une communauté change parfois radicalement, en particulier si sa survie dépend de l’extraction des ressources. Prenons Cumberland, sur l’île de Vancouver : constituée en tant que ville en 1898, elle regagne son statut de village en 1958. À son arrivée, une nouvelle résidente ou un visiteur d’aujourd’hui serait surpris d’apprendre que le village comptait une importante population d’Asie orientale, un quartier chinois et deux quartiers japonais. Si l’on compare la population du Sixième recensement du Canada, 1921 à celle du Profil du recensement, Recensement de 2016, on constate vite que Cumberland ne s’est guère développée (voir le Tableau 1). C’est toutefois la diminution du nombre de personnes identifiées comme chinoises et japonaises, qui est remarquable. Avec une telle baisse, qui se rappellera ces premières populations immigrées et racisées ?
Cumberland | 1921 | 2016 |
Population totale | 3 176 | 3 753 |
Population chinoise | 854 | 25 |
Population japonaise | 409 | 15 |
Les données disponibles dans les différents recensements sont riches d’enseignements. Ainsi, les six volumes du Sixième recensement du Canada, 1921 portent sur divers sujets, entre autres les origines ethniques, les religions, le lieu de naissance, l’immigration, le niveau de scolarité, les professions et l’agriculture. Les documents gouvernementaux comme les recensements permettent parfois de brosser le tableau général d’un groupe. Cependant, la patience s’impose pour obtenir des informations plus précises. Vous disposez peut-être de quelques indices : un nom, une date, un lieu. Les grandes communautés chinoises des premiers temps étaient souvent mises à l’écart des villes et dénombrées comme telles dans les recensements, ce qui permet de délimiter une recherche, comme dans le cas du quartier chinois de Cumberland ou de Nanaimo.
Je me suis penchée sur l’histoire de ma famille. Dans la Figure 1 (ci-dessous) se trouvent le nom et l’âge de huit frères et sœurs Lim, d’après le Sixième recensement du Canada, c’est-à-dire mes oncles et tantes, et mon père, Kee Wong. Quelques faits seront utiles pour affiner l’analyse. La difficulté réside peut-être dans le nom lui-même : manque d’uniformité de l’orthographe, par exemple, ou peut-être connaissiez-vous les membres de la famille sous leur nom anglais. Mon père portait quant à lui le patronyme Wilbert ; j’ai grandi en pensant que Wong était son deuxième prénom. Pour retrouver un ancêtre, vous devrez peut-être feuilleter des pages et des pages de détails de recensement écrites à la main. Le guide généalogique de la population sino-canadienne de la bibliothèque publique de Vancouver comporte d’excellents conseils à cet égard.
Parfois, les recensements brisent des mythes. En grandissant, j’ai toujours su que mes racines canadiennes commençaient à Cumberland. Mes aînés me disaient régulièrement que le quartier chinois de la ville constituait la plus grande communauté chinoise au nord de San Francisco, et comptait une population de 3 000 personnes. La photographie iconique du quartier chinois de Cumberland, vers 1910, m’a été présentée comme une « preuve » de la taille de cette communauté. La logique seule annule cette possibilité.
Cumberland n’a jamais été une ville importante (voir le Tableau 1, ci-dessus). D’après mes aînés, les années 1920 ont marqué l’apogée du quartier chinois. Ce quartier était grand, certes, mais pas le plus grand de l’île ni de la Colombie-Britannique (voir le Tableau 2, ci-dessous). Le recensement de 1911 n’a pas la même spécificité que celui de 1921, c’est-à-dire que les « origines », dans le premier recensement, se limitaient aux villes principales. Néanmoins, même en combinant les chiffres de Comox et de Cumberland, le total est inférieur à la population chinoise de Victoria. Ces deux villes se trouvent dans le district de Comox-Atlin, l’un des sept districts de recensement. La population chinoise comptait 2 665 personnes dans le district de Comox-Atlin, ce qui ne correspond toujours pas à la population de la ville de Victoria (voir le Tableau 3, ci-dessous).
1921 | Population totale | Population chinoise : Hommes | Femmes | Population japonaise : Hommes | Femmes |
Vancouver (C.-B.) | 117 217 | 5 899 | 585 | 2 529 | 1 717 |
Victoria (C.-B.) | 38 727 | 2 938 | 503 | 129 | 96 |
New Westminster (C.-B.) | 14 495 | 702 | 45 | 247 | 177 |
Nanaimo et sa banlieue (C.-B.) | 9 088 | 379 | 54 | 16 | 4 |
North Vancouver (C.-B.) | 7 652 | 94 | 1 | 55 | 34 |
Prince Rupert (C.-B.) | 6 393 | 171 | 16 | 108 | 67 |
Nelson (C.-B.) | 5 230 | 165 | 5 | 0 | 0 |
Kamloops (C.-B.) | 4 501 | 164 | 9 | 7 | 5 |
Fernie (C.-B.) | 4 343 | 68 | 0 | 1 | 1 |
Vernon (C.-B.) | 3 685 | 136 | 31 | 5 | 2 |
Cumberland (C.-B.) | 3 176 | 802 | 52 | 268 | 141 |
Trail (C.-B.) | 3 020 | 44 | 0 | 0 | 0 |
Revelstoke (C.-B.) | 2 782 | 92 | 7 | 120 | 10 |
Cranbrook (C.-B.) | 2 725 | 10 | 0 | 13 | 7 |
Kelowna (C.-B.) | 2 520 | 114 | 0 | 4 | 3 |
1911 | Population chinoise | Population japonaise |
Comox | 1 185 | 387 |
Cumberland | 6 | 11 |
Nanaimo | 591 | 44 |
Banlieue de Nanaimo | 16 | 1 |
Victoria | 3 458 | 182 |
Cependant, Cumberland se distingue par un fait bien particulier : sa population chinoise représentait plus de 25 % de la population totale de la ville. Dans les autres villes de la Colombie-Britannique, cette proportion variait de moins de 1 % (Cranbrook) à presque 9 % (Victoria). Si l’on inclut la population japonaise, la population asiatique représente à peine 40 % du total pour Cumberland. Nul besoin pour le village ou les descendants du quartier chinois d’entretenir une fiction sur la taille de ce quartier : la « ville dans la ville » de Cumberland en faisait un lieu unique. Ce fait notable (ratio de population) a probablement eu une incidence sur les relations personnelles. Aujourd’hui encore, et depuis 1975, d’anciens résidents et résidentes du quartier chinois de Cumberland ou leur descendance se réunissent tous les ans à Vancouver.
Des annuaires d’entreprises ou des plans d’assurance-incendie permettent de retrouver des histoires perdues. Malheureusement, ces données demeurent incomplètes. La qualité des documents dépend de la perspicacité de la personne ou de l’institution qui les a conservés. La page Recherche dans la collection du site de Bibliothèque et Archives Canada constitue une mine d’or pour les plans d’assurance-incendie ; à la rubrique Source, on trouve trois fois « Gouvernement » et 899 fois, « Privé ». Dans les répertoires municipaux de la Colombie-Britannique pour 1884-1885, pour les villes de Victoria, Nanaimo, Wellington et New Westminster, ainsi que pour le district de Cariboo, on découvre le titre « Répertoire chinois », véritable sésame grâce auquel on peut tirer un nom, une entreprise, un lieu du passé.
Cela nous rappelle que les communautés ont besoin, en plus des archives publiques, de collectionneuses et collectionneurs privés, comme Ron Dutton, Joan Mayo ou Catherine Clement, qui savent saisir l’histoire d’un lieu et d’une époque. Grâce à leur dévouement, on accède facilement aux archives : archives gaies et lesbiennes de la C.-B., archives numériques de la communauté sud-asiatique du Canada (Joan Mayo Fonds) et archives communautaires Yucho Chow, respectivement. On y trouve quelques-unes des histoires les moins connues de la Colombie-Britannique et du Canada.
L’accès aux archives publiques s’avère primordial, en particulier pour les premières populations asiatiques qui ont fait l’objet de politiques racistes. Le recensement de 1921 représente un point de repère important pour les deux branches de ma famille. Grand-père Lim est décédé en 1924 ; la famille a quitté le quartier chinois de Cumberland en 1928, pour ne plus jamais y revenir. La famille Chan, du côté maternel, a quitté Vancouver en 1930. Ce recensement, à lui seul, établit sans l’ombre d’un doute mes racines canadiennes.
Le dénombrement régulier des individus dans le cadre des recensements le démontre : nous sommes et avons été « dignes d’intérêt ». La manière d’interpréter et de présenter les données conditionne toutefois la perception et le point de vue ; les voix, en particulier celles des populations racisées et minoritaires, sont-elles entendues ? Comme d’autres l’ont dit, il est temps de renverser la vapeur et de se faire entendre haut et fort.