Les 90 ans de Gilles Groulx | Perspective du conservateur
Né dans le quartier Saint-Henri, à Montréal, en 1931, le cinéaste Gilles Groulx aurait eu 90 ans le 30 août (2021). Disparu prématurément en août 1994 à l’âge de 63 ans, il laisse une œuvre engagée, militante, révolutionnaire, subversive et exigeante, mais toujours bien ancrée dans la réalité, c’est-à-dire proche des préoccupations et des aspirations des travailleurs, des gens ordinaires, du peuple.
La place de Gilles Groulx dans le paysage cinématographique d’ici est capitale. Ses films, derrière lesquels se profile à chaque fois une volonté de la part de leur auteur de renouveler la forme et d’affirmer un point de vue fort, parfois radical, sont au fondement même de notre cinématographie nationale. Les films de Gilles Groulx ont ouvert le chemin, montré une voie à suivre ou pas aux cinéastes qui allaient prendre la relève. Au-delà de l’anecdote, cet anniversaire est l’occasion de revenir sur l’importance de ce cinéaste et de son œuvre.
De la peinture au cinéma
Comme son quartier de naissance l’indique, Groulx est issu d’un milieu modeste. Parce qu’il a un talent de dessinateur, sa famille décide que c’est lui qui recevra une éducation supérieure pour devenir artiste commercial. Il fréquente d’abord le Collège Notre-Dame, mais il ne termine pas son cursus. Il s’inscrit plutôt à l’École des beaux-arts, où il fait la connaissance des peintres Ulysse Comtois, Rita Letendre et Françoise Sullivan. C’est en les accompagnant à Saint-Hilaire qu’il rencontre Paul-Émile Borduas, Claude Gauvreau et les autres membres du groupe des automatistes, signataires du célèbre manifeste Refus global (1948). C’est d’ailleurs grâce à Gauvreau, passionné de cinéma, qu’il commence à travailler avec des images, tournant de petits films avec une caméra Bolex empruntée à son frère. C’est à ce moment-là qu’il réalise Les héritiers (1955), que l’on considère, bien qu’il soit inachevé, comme son premier film. On y trouve déjà quelques thèmes qui lui seront chers : la vie quotidienne, le rapport individu-société, les inégalités sociales, la société de consommation.
Les héritiers, Gilles Groulx, offert par l’Office national du film du Canada
Ses débuts à l’ONF
En 1956, après avoir travaillé comme monteur au Service de nouvelles de Radio-Canada, où il a développé l’acuité de son regard pour les images, ses habiletés et sa technique pour le montage, Groulx est embauché à l’ONF également comme monteur. Il monte principalement des courts métrages de fiction pour la télévision, dont ceux de la série Panoramique (1957-1959), un ensemble de films à épisodes de 30 minutes sur quelques aspects de l’histoire sociale du Québec des années 1930 à la fin des années 1950. Ce seront Les mains nettes (1958) de Claude Jutra, un film en quatre épisodes sur l’univers des cols blancs, Les 90 jours (1959) de Louis Portugais, un récit en cinq épisodes sur les grèves et les luttes ouvrières, et Il était une guerre (1959) aussi de Portugais, une histoire en cinq épisodes sur les Canadiens français et la Deuxième Guerre mondiale. C’est à ce moment-là qu’il travaille avec Michel Brault, Claude Jutra, Jean Roy, Guy Dufaux et Marcel Carrière, des camarades qui formeront avec lui et d’autres le cœur de l’équipe française et avec lesquels il changera à jamais la façon de faire du documentaire.
Les raquetteurs
En 1958, quand Michel Brault est mandaté pour tourner un court reportage sur un congrès de raquetteurs à Sherbrooke, c’est l’occasion pour Groulx et son comparse d’expérimenter une nouvelle façon de tourner avec du matériel plus léger. Les deux cinéastes, accompagnés du preneur de son Marcel Carrière, captent des images de la fête le vendredi et de la course en raquettes le lendemain. Quand Grant McLean, le directeur de la production, voit les images, il les considère sans valeur. Caméra instable, reflets, rien de tout ça n’est dans la manière de faire de l’ONF. Du matériel tout juste bon pour les plans d’archives ! Mais Groulx s’obstine. Il emporte la pellicule positive dans sa salle de montage et monte le film dans ses temps libres. Il en tire un film de 15 minutes. Soutenu par les producteurs Tom Daly et Louis Portugais, Les raquetteurs sort la même année. Véritable acte de naissance du cinéma direct à l’ONF, le court métrage de Brault et Groulx donne l’occasion à l’équipe française de se distinguer et indique la voie à suivre à un groupe de cinéastes qui commence à prendre de l’ampleur et à avoir des désirs d’indépendance par rapport à la direction anglaise qui régit l’ensemble de la production.
Les raquetteurs, Gilles Groulx et Michel Brault, offert par l’Office national du film du Canada
L’équipe française et le cinéma direct
De 1958 à 1962, l’équipe française se consolide autour des producteurs Fernand Dansereau, Louis Portugais, Bernard Devlin et Léonard Forest. Groulx et les autres cinéastes de l’équipe vont pousser plus loin les techniques et les méthodes du direct, en produisant une série de courts métrages d’expérimentation pour la télévision. Ils vont éliminer peu à peu la narration et les entrevues préparées à l’avance, toujours utiliser une caméra mobile et au cœur de l’action, capter le son en direct et en simultané avec l’image à l’aide d’un magnétophone portatif, briser la hiérarchie et privilégier la polyvalence des membres des équipes de tournage. L’ambiance de travail est à la création, à l’échange, à l’apprentissage, chacun inventant au fur et à mesure cette nouvelle façon de faire du cinéma. Durant cette période, Groulx tourne plusieurs courts métrages documentaires remarquables, dont Golden Gloves (1961), Voir Miami… (1962) et Un jeu si simple (1964), mais, étonnamment, toutes ses expérimentations trouveront leur aboutissement dans un long métrage de fiction.
Golden Gloves , Gilles Groulx, offert par l’Office national du film du Canada
Le chat dans le sac
Après avoir réalisé de courts documentaires, Groulx travaille ensuite sur un projet de fiction. Le film, qui doit faire partie d’une série de courts métrages sur l’hiver, s’intitule Chronique d’une rupture. Avec le soutien du producteur Jacques Bobet, Groulx réussit à en faire un long métrage et change le titre pour Le chat dans le sac. Tourné en 13 jours et en 35 mm, le film emprunte aux méthodes de tournage et aux techniques du cinéma direct, mais déjà le cinéaste rejette cette façon de faire, qu’il trouve forcée, et parle plutôt d’un cinéma spontané. Il travaille à partir d’un scénario déterminé à l’avance, mais demande aux acteurs d’improviser les dialogues en cours de tournage. Il s’inspire des événements de l’actualité pour construire son film, fait appel à de jeunes comédiens non professionnels proches de la réalité de ses personnages et invente une façon de diriger les acteurs en intervenant parfois dans les scènes, tout en continuant à filmer.
Le chat dans le sac est un film-miroir — l’expression est de Groulx — qui veut renvoyer une image des Canadiens français, enfermés dans une société dominée par une classe dirigeante majoritairement anglophone, provoquer une prise de conscience et forcer à agir pour changer les choses. Chronique de la rupture d’un couple servant de métaphore à un Québec en devenir, film résolument moderne par son sujet, son moyen de tournage et sa trame sonore, qui comporte des pièces du légendaire musicien de jazz américain John Coltrane, le premier long métrage de fiction du cinéaste est sans contredit une œuvre phare de notre cinématographie.
Le chat dans le sac, Gilles Groulx, offert par l’Office national du film du Canada
Cinéma subversif, cinéma révolutionnaire
En avril 1967, Groulx entame le tournage de son deuxième long métrage de fiction, Où êtes-vous donc ? (1969). Ce qui devait être une réflexion sur le phénomène de la chanson au Québec devient vite une critique sociale. Le cinéaste y dénonce la société de consommation, une société déshumanisante dans laquelle l’individu en est réduit à trois possibilités : se soumettre, comme le personnage de Mouffe, s’y complaire, comme celui de Christian, ou s’y opposer, comme celui de Georges. Où êtes-vous donc ? est un film qui propose une forme nouvelle, éclatée, qui mêle intertitres, sous-titres, récitatifs, voix hors champ, images en noir et blanc et en couleur.
En 1969, Groulx propose un troisième long métrage de fiction, Entre tu et vous ; un film en sept tableaux qui montre l’éclatement d’un couple, victime de la société de consommation et de ses véhicules idéologiques que sont les médias et la publicité. Si l’on entend « entretuez-vous » en prononçant le titre rapidement, c’est que le « tu » et le « vous », explique Groulx[1], signifient que l’homme dans son film réprime la femme, inconsciemment ou par abus de pouvoir, comme le Pouvoir réprime la population, par abus de confiance ou par abus de pouvoir. Le système propose une vie extraordinaire, où le bonheur est de consommer. L’État protecteur prétend protéger ses citoyens, mais, en fait, il les opprime en les enfermant dans un enclos de consommation.
Entre tu et vous, Gilles Groulx, offert par l’Office national du film du Canada
Tout comme le film précédent, Entre tu et vous fait éclater les codes habituels du langage cinématographique. Mais il ne s’agit pas d’une simple recherche formelle, d’un désir du cinéaste de proposer quelque chose de différent. En effet, avec ces deux films, Groulx veut bousculer le spectateur, l’obliger à réagir, le sortir de sa torpeur, de son aliénation, éveiller sa conscience, le pousser à changer radicalement les choses, à renverser l’ordre établi et à rejeter les valeurs reçues.
24 heures ou plus
En 1973, Groulx fait un retour au cinéma documentaire et propose 24 heures ou plus. Le titre vient du mot d’ordre lancé par les trois grandes centrales syndicales (CEQ, CSN et FTQ) lors de la grève générale de 1972 au Québec. Tourné en novembre et en décembre 1971, parfois à raison de 16 heures de tournage par jour, le film veut faire un état des lieux du Québec, brosser un portrait de la vie quotidienne, un an après la crise d’Octobre. Avec en toile de fond la musique du groupe rock québécois Offenbach, Groulx et le sociologue Jean-Marc Piotte commentent les images du film, tout en prenant soin d’apparaître à l’écran, afin de montrer au public que le point de vue du film reste subjectif. Encore une fois, Groulx veut faire en sorte que le spectateur se questionne. Il veut éveiller les consciences, pousser à l’action, à la révolution. La fin du film est d’ailleurs sans équivoque : le système actuel est incompatible avec les besoins essentiels de la population et ses auteurs appellent à renverser l’ordre établi. La direction de l’ONF voit dans cette dénonciation politique un acte de sédition et demande à Groulx de changer la fin de son film. Il refuse. 24 heures ou plus est banni et ne sortira que plusieurs années plus tard.
24 heures ou plus, Gilles Groulx, offert par l’Office national du film du Canada
Au pays de Zom
Après avoir tourné un documentaire sur des paysans mexicains qui luttent pour reprendre leurs terres, Première question sur le bonheur (1977), Groulx renoue avec la fiction. Une fois de plus, le cinéaste renouvelle la forme et propose un film-opéra, un récit entièrement chanté, interprété par le chanteur lyrique Joseph Rouleau sur une musique composée et dirigée par le compositeur Jacques Hétu.
Au pays de Zom (1982) met en scène un riche financier bourgeois, suffisant et égocentrique, qui, dans un long monologue, revient sur sa vie, ses réussites et ses quelques travers, passant de son bureau, qui surplombe la ville, à sa luxueuse maison. Critique virulente de la bourgeoisie et des puissants de ce monde qui se complaisent dans la richesse et l’autosatisfaction, cet opéra filmé sera le dernier film de Gilles Groulx.
Gravement blessé dans un accident de la route, il sera par la suite dans l’incapacité de continuer à travailler. Comme le souligne Barbara Ulrich, sa compagne de vie et une des interprètes du Chat dans le sac, « il passera 13 ans de sa vie à voir tout ce qu’il n’était plus et tout ce qu’il ne sera jamais plus[2] ».
L’œuvre intégrale de Gilles Groulx est maintenant accessible gratuitement sur notre site. Je vous invite à la découvrir en cliquant ici.
[1] Voir l’article « Gilles Groulx en liberté » publié le 20 juin 1971 publié dans Québec-Presse (auteur non mentionné).
[2] Voir Gilles Groulx (2002) de Denis Chouinard, production de l’Office national du film du Canada.